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Conseil d’Etat, 30 mars 2009, n° 304462 (Centre hospitalier – Urgences – Faute)

En l’espèce, un patient, admis aux urgences d’un centre hospitalier à la suite d’une intoxication alimentaire, a subi une néphrectomie en raison d’une suspicion d’un cancer du rein droit. Cependant, les examens pratiqués après cette intervention ont démontré l’absence de toute tumeur. Le Conseil d’Etat précise que plusieurs examens tendaient à écarter le diagnostic de cancer du rein, que la circonstance que l'analyse d'un examen cytologique urinaire ait conclu à l'existence d'une tumeur ne conférait à ce diagnostic aucune certitude et qu'en l'absence d'urgence, cet examen aurait dû être réitéré au moins à deux reprises, quelques jours ou semaines plus tard après un traitement antiseptique. Ainsi, la Haute juridiction administrative considère que pour n'avoir pas procédé aux examens appropriés et nécessaires à la confirmation de l'hypothèse de l'existence d'une tumeur avant de procéder à l'ablation d'un rein, alors que n'existait aucun impératif d'urgence, le centre hospitalier a commis une faute de nature à engager sa responsabilité.

Conseil d'État
5ème et 4ème sous-sections réunies

N° 304462

Inédit au recueil Lebon

M. Martin, président
M. Jean-Yves Rossi, rapporteur
M. Thiellay Jean-Philippe, commissaire du gouvernement
SCP BOULLOCHE ; SCP BORE ET SALVE DE BRUNETON ; SCP DELVOLVE, DELVOLVE, avocats

Lecture du lundi 30 mars 2009

REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 5 avril et 22 juin 2007 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour M. Abdelmoula A, demeurant ... ; M. A demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'arrêt du 14 mars 2006 de la cour administrative d'appel de Nantes rejetant sa requête tendant à l'annulation du jugement du 5 février 2004 par lequel le tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande de condamnation du centre hospitalier du Mans à lui verser une indemnité de 83 846,96 euros en réparation des conséquences dommageables de l'intervention chirurgicale qu'il a subie le 28 février 1991 ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel et de condamner le centre hospitalier du Mans à lui verser une indemnité de 100 000 euros ainsi que les intérêts au taux légal à compter du 28 février 2001 et les intérêts des intérêts ;

3°) de mettre à la charge du centre hospitalier du Mans la somme de 3 000 euros à verser à la SCP Boulloche en application des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 19 janvier 2009, présentée pour la caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe ;

Vu le code de la santé publique ;

Vu le code de la sécurité sociale

Vu la loi n° 68 - 1250 du 31 décembre 1968 ;

Vu la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Jean-Yves Rossi, Conseiller d'Etat,

- les observations de la SCP Boulloche, avocat de M. A, de la SCP Boré et Salve de Bruneton, avocat du centre hospitalier du Mans et de la SCP Delvolvé, Delvolvé, avocat de la caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe,

- les conclusions de M. Jean-Philippe Thiellay, Commissaire du gouvernement ;

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. A, né le 4 juin 1954, admis aux urgences du centre hospitalier du Mans à la suite d'une intoxication alimentaire le 20 janvier 1991, a subi dans ce centre hospitalier le 28 février 1991 une néphrectomie ; qu'après cette intervention, motivée par une suspicion de cancer du rein droit, les examens pratiqués ont démontré l'absence de toute tumeur ; que, le 24 janvier 1994, M. A a déposé une plainte contre X avec constitution de partie civile pour laquelle un non-lieu a été prononcé par ordonnance le 21 mai 1999 ; que par un courrier du 27 février 2001, M. A a demandé au centre hospitalier du Mans de l'indemniser des préjudices subis du fait de cette intervention et que, saisi le 28 février 2001 par M. A d'un recours indemnitaire, le tribunal administratif de Nantes a jugé que la créance était prescrite ; que M. A se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 14 mars 2006 par lequel la cour administrative d'appel de Nantes a confirmé ce jugement ;

Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi ;

Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics, alors applicable aux créances détenues sur les établissements publics hospitaliers en matière de responsabilité médicale : « Sont prescrites, au profit de l'Etat, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis./ Sont prescrites, dans le même délai et sous la même réserve, les créances sur les établissements publics dotés d'un comptable public » ; qu'aux termes de l'article 2 de la même loi : « La prescription est interrompue par : (...) / Tout recours formé devant une juridiction relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l'auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître et si l'administration qui aura finalement la charge du règlement n'est pas partie à l'instance (...) / Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption. Toutefois, si l'interruption résulte d'un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée » ; qu'en vertu de ce dernier article, une plainte contre X avec constitution de partie civile interrompt le cours de la prescription quadriennale dès lors qu'elle porte sur le fait générateur, l'existence, le montant ou le paiement d'une créance sur une collectivité publique ;

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, à la suite de la néphrectomie qu'il a subie le 28 février 1991 au centre hospitalier du Mans, M. A a déposé, le 24 janvier 1994, une plainte contre X avec constitution de partie civile ; que cette plainte, alors même que le juge judiciaire n'était pas compétent pour statuer sur des conclusions indemnitaires dirigées contre l'établissement public hospitalier, doit être regardée comme relative à la créance de M. A sur cet établissement ; qu'elle a, de ce fait, interrompu le cours de la prescription quadriennale en vertu des dispositions de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1968 ; qu'ainsi, la cour administrative d'appel de Nantes a commis une erreur de droit en retenant que la plainte déposée le 27 janvier 1994 n'avait pas eu pour effet d'interrompre la prescription quadriennale à l'encontre du centre hospitalier du Mans ; que, dès lors, le requérant est fondé à demander l'annulation de l'arrêt attaqué ;

Considérant qu'il y a lieu, pour le Conseil d'Etat, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative ;

Sur l'exception de prescription quadriennale opposée par le centre hospitalier du Mans :

Considérant que, ainsi qu'il a été dit ci-dessus, la plainte contre X avec constitution de partie civile déposée par M. A a eu pour effet, le 24 janvier 1994, d'interrompre le cours de la prescription quadriennale à l'encontre du centre hospitalier du Mans jusqu'à la date à laquelle l'ordonnance de non-lieu prononcée par le tribunal de grande instance du Mans le 21 mai 1999 est passée en force de chose jugée ; qu'ainsi, la créance de M. A n'était pas prescrite le 28 février 2001, date à laquelle il a saisi le tribunal administratif de Nantes d'une demande d'indemnité dirigée contre le centre hospitalier du Mans ; que M. A est dès lors fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif s'est fondé sur la circonstance que sa créance serait prescrite pour rejeter sa demande d'indemnité ; qu'il y a lieu, par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les moyens présentés devant le tribunal administratif de Nantes ;

Sur la recevabilité de la demande de première instance :

Considérant qu'aucune fin de non-recevoir tirée du défaut de décision préalable ne peut être opposée à un requérant ayant introduit devant le juge administratif un contentieux indemnitaire à une date où il n'avait présenté aucune demande en ce sens devant l'administration lorsqu'il a formé, postérieurement à son recours juridictionnel, une demande auprès de l'administration sur laquelle le silence gardé par celle-ci a fait naître une décision implicite de rejet avant que le juge de première instance ne statue ; que, si, à la date du 28 février 2001 à laquelle M. A a saisi le tribunal administratif de Nantes, le centre hospitalier du Mans n'avait pas encore reçu la demande d'indemnité que M. A lui avait adressée le 27 février 2001, le silence gardé par le centre hospitalier sur cette demande a fait naître une décision implicite de rejet antérieurement à la date à laquelle le tribunal administratif a rejeté la demande dont il était saisi ; que le centre hospitalier du Mans n'est dès lors pas fondé à soutenir que le tribunal administratif aurait dû rejeter cette demande comme irrecevable ;

Sur la responsabilité du centre hospitalier du Mans :

Considérant qu'il résulte de l'instruction et notamment du rapport de l'expert commis par le tribunal de grande instance du Mans que le médecin du centre hospitalier du Mans qui a opéré M. A a formulé un diagnostic de cancer du rein alors que plusieurs examens et notamment un scanner effectué le 18 février 1991, dont l'analyse affirmait que le rein droit était strictement normal, tendaient à écarter cette hypothèse ; que, compte tenu des résultats négatifs de l'échographie et du scanner, la circonstance que l'analyse d'un examen cytologique urinaire ait conclu à l'existence d'une tumeur ne conférait à ce diagnostic aucune certitude ; qu'il résulte également des constatations de l'expert qu'en l'absence d'urgence, l'examen cytologique aurait dû être réitéré au moins à deux reprises, quelques jours ou semaines plus tard après un traitement antiseptique ; qu'ainsi, pour n'avoir pas procédé aux examens appropriés et nécessaires à la confirmation de l'hypothèse de l'existence d'une tumeur avant de procéder à l'ablation d'un rein, alors que n'existait aucun impératif d'urgence, le centre hospitalier du Mans a commis une faute de nature à engager sa responsabilité ;

Sur le préjudice :

Considérant qu'aux termes de l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction résultant du III de l'article 25 de la loi du 21 décembre 2006 applicable à la réparation des dommages résultant d'évènements antérieurs à la date d'entrée en vigueur de cette loi dès lors que, comme en l'espèce, le montant de l'indemnité due à la victime n'a pas été définitivement fixé avant cette date : « Lorsque, sans entrer dans les cas régis par les dispositions législatives applicables aux accidents du travail, la lésion dont l'assuré social ou son ayant droit est atteint est imputable à un tiers, l'assuré ou ses ayants droit conserve contre l'auteur de l'accident le droit de demander la réparation du préjudice causé, conformément aux règles du droit commun, dans la mesure où ce préjudice n'est pas réparé par application du présent livre. / Les caisses de sécurité sociale sont tenues de servir à l'assuré ou à ses ayants droit les prestations prévues par le présent livre, sauf recours de leur part contre l'auteur responsable de l'accident dans les conditions ci-après. / Les recours subrogatoires des caisses contre les tiers s'exercent poste par poste sur les seules indemnités qui réparent des préjudices qu'elles ont pris en charge, à l'exclusion des préjudices à caractère personnel (...) » ;

Considérant, en premier lieu, que la caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe n'a pas précisé devant le tribunal administratif le montant des prestations dont elle demandait le remboursement par le centre hospitalier du Mans ; qu'elle n'est pas recevable à chiffrer pour la première fois en appel ces conclusions indemnitaires, relatives à des frais exposés avant l'intervention du jugement de première instance ;

Considérant, en second lieu, qu'il n'est pas établi que M. A, qui avait terminé ses études et n'exerçait pas d'activité professionnelle à la date de l'intervention, ait subi des pertes de revenus imputables à la faute commise par le centre hospitalier ; que, si le rapport d'expertise établi le 22 novembre 1996 par l'expert commis par le juge judiciaire fait état d'un début d'insuffisance rénale postérieurement à l'intervention, il ressort tant du rapport d'expertise collégiale établi le 5 janvier 1999 à la demande du juge judiciaire que du rapport de l'expert désigné par le juge des référés du tribunal administratif, qui a examiné M. A le 6 décembre 2001, que la fonction rénale de celui-ci est ensuite redevenue normale et qu'il ne subit pas d'autres atteintes corporelles ; que, toutefois, M. A subit des troubles psychologiques liés à la révélation de la perte injustifiée d'un organe vital et aux craintes des graves conséquences qu'aurait, si elle survenait, une atteinte au seul rein qui lui reste ; que l'intervention lui a en outre causé, par elle-même, des troubles dans ses conditions d'existence, des souffrances physiques ainsi qu'un préjudice esthétique résultant d'une importante cicatrice ; qu'il sera fait une juste appréciation des préjudices qu'il a ainsi subis en les évaluant à 50 000 euros ;

Sur les intérêts et les intérêts des intérêts :

Considérant que M. A a droit, ainsi qu'il le demande, aux intérêts de la somme de 50 000 euros à compter du 28 février 2001, date de l'enregistrement de sa demande devant le tribunal administratif de Nantes ;

Considérant que la capitalisation des intérêts a été demandée le 22 juin 2007 ; qu'à cette date, il était dû au moins une année d'intérêts ; qu'il y a lieu, dès lors, de faire droit à cette demande à cette date, ainsi qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que M. A est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement du 5 février 2004, le tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande tendant à la condamnation du centre hospitalier du Mans à lui verser une indemnité ;

Sur les frais d'expertise :

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du centre hospitalier du Mans les frais de l'expertise ordonnée par le juge des référés du tribunal administratif de Nantes, fixés à la somme de 1 006,17 euros par le président du tribunal administratif de Nantes ;

Sur les conclusions tendant à l'application des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 :

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de mettre à la charge du centre hospitalier du Mans une somme de 5 000 euros au titre des frais exposés par M. A et non compris dans les dépens, en première instance et en appel ;

Considérant que, devant le Conseil d'Etat, M. A a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle ; que, par suite, son avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 ; qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que la SCP Boulloche, avocat de M. A, renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de mettre à la charge du centre hospitalier du Mans le versement à la SCP Boulloche de la somme de 3 000 euros ;

Considérant, enfin, que les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle, d'une part, à ce que soient mises à la charge de M. A les sommes que le centre hospitalier du Mans demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens et, d'autre part, à ce que soit mise à la charge du centre hospitalier du Mans la somme que demande la caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe au titre des mêmes dispositions ;

D E C I D E :

Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes du 14 mars 2006 et le jugement du tribunal administratif de Nantes du 5 février 2004 sont annulés.

Article 2 : Le centre hospitalier du Mans est condamné à verser à M. A la somme de 50 000 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 28 février 2001. Les intérêts échus à la date du 22 juin 2007 puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.

Article 3 : Les frais d'expertise fixés à la somme de 1 006,17 euros sont mis à la charge du centre hospitalier du Mans.

Article 4 : Le centre hospitalier du Mans versera, d'une part à M. A une somme de 5 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, et d'autre part à la SCP Boulloche, avocat de M. A, une somme de 3 000 euros, en application des dispositions du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que cette société renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.

Article 5 : Le surplus des conclusions présentées par M. A ainsi que les conclusions de la caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe sont rejetés.

Article 6 : La présente décision sera notifiée à M. Abdelmoula A, à la caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe et au centre hospitalier du Mans.