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Cour Administrative d'Appel de Lyon, 1er juin 2004, M. et Mme X. (soins délivrés non conformes aux données de la science - responsabilité)


REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu l'arrêt en date du 6 novembre 2000 par lequel la Cour a ordonné une expertise médicale avant de statuer sur la requête de M. et Mme Vincent X et de M. Jérémy X, enregistrée sous le n° 96LY20109 le 11 janvier 1996, et tendant à l'annulation du jugement en date du 21 novembre 1995 par lequel le Tribunal administratif de Dijon a rejeté leur demande de condamnation du CENTRE HOSPITALIER DE SENS et tendant à la condamnation de cet établissement hospitalier à réparer les préjudices subis par Jérémy X à l'occasion d'une hospitalisation en décembre 1989 ;

Vu, enregistré le 10 juillet 2001, le pré-rapport d'expertise déposé par MM. et , experts désignés par décision du président de la Cour ;

Vu, enregistré le 2 novembre 2001, le nouveau mémoire présenté pour la CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE L'YONNE, par la S.C.P. Gottlich-Laffon, avocats au barreau de Nancy ; la CAISSE conclut comme précédemment à la condamnation de l'établissement hospitalier et, observant que plus d'une année s'est écoulée depuis sa demande de capitalisation des intérêts sur les sommes qui lui seront allouées, elle demande que ces intérêts produisent eux-mêmes intérêts conformément aux dispositions de l'article 1154 du code civil ;

Vu, enregistré le 22 janvier 2002, les observations après expertise présentées pour le CENTRE HOSPITALIER DE SENS, par Me Le Prado, avocat aux conseils ; le CENTRE HOSPITALIER DE SENS demande à la Cour de déclarer le pré-rapport nul et non avenu et de désigner un nouveau collège d'experts à l'effet de s'acquitter de la mission définie par l'arrêt du 6 novembre 2000 ;

Vu, enregistré le 22 juillet 2002 le nouveau mémoire présenté pour la CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE L'YONNE ; la CAISSE conclut au principal au rejet de la requête du CENTRE HOSPITALIER DE SENS et, à titre subsidiaire, à la désignation d'un expert cancérologue, pédiatre et chimiothérapeute ;

Vu, enregistré au greffe de la Cour le 31 juillet 2002 le rapport de MM. et , experts désignés par décision du président de la Cour ;

Vu, enregistré le 14 octobre 2002, le mémoire après expertise présenté pour M. Jérémy X et M. et Mme Vincent X par la SCP Sand-Bapt, avocats au barreau de Paris ; les consorts X concluent comme précédemment à l'annulation du jugement du Tribunal administratif de Dijon ; ils soutiennent que l'erreur médicamenteuse commise par l'établissement hospitalier est établie ; qu'elle est à l'origine de séquelles définitives graves qui engagent la responsabilité du CENTRE HOSPITALIER DE SENS ; ils demandent à la Cour de le condamner à verser une somme de 14 490 euros au titre de l'incapacité temporaire totale, une somme de 300 000 euros au titre de l'incapacité permanente partielle évaluée à 50% et du préjudice professionnel, une somme de 38 000 euros au titre des souffrances endurées (6/7), 35 000 euros au titre du préjudice esthétique ; 45 000 euros au titre du préjudice d'agrément, 5 000 euros au titre des frais demeurés à la charge des requérants ; ils chiffrent à 439 458 euros le préjudice global subi par Jérémy X et demandent en outre, pour la réparation de leur douleur morale une somme de 25 000 euros à verser à chacun des parents ;

Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
Vu le code de justice administrative ;

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;

Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 4 mai 2004 :
- le rapport de M. Evrard, président-assesseur ;
- les observations de Me Bapt, avocat de M. Jérémy X et de M. et Mme Vincent X, celles de Me Demailly, avocat du CENTRE HOSPITALIER DE SENS ;
- et les conclusions de M. Kolbert, commissaire du gouvernement ;

Considérant que Jérémy X et ses parents, M. et Mme Vincent X, demandent à la Cour d'annuler le jugement en date du 21 novembre 1995 par lequel le Tribunal administratif de Dijon a rejeté leur demande de condamnation du CENTRE HOSPITALIER DE SENS à réparer les conséquences dommageables du traitement constitutif d'une erreur thérapeutique dont Jérémy X a été victime, en décembre 1989, lors d'une hospitalisation dans cet établissement ; que la CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE L'YONNE présente des conclusions incidentes tendant à la condamnation de l'établissement hospitalier à lui rembourser le montant de ses débours consécutifs à cette erreur médicale ;

Sur la responsabilité :

Considérant que Jérémy X, alors âgé de dix ans, a été atteint en 1988 d'un néphroblastome ayant nécessité l'ablation de son rein gauche ainsi qu'un traitement de chimiothérapie ; qu'il a présenté, le 13 décembre 1989 une récidive pelvienne nécessitant son hospitalisation au CENTRE HOSPITALIER DE SENS ; que les services de cet établissement hospitalier ont substitué par erreur au médicament Carboplatine prescrit dans le cadre du traitement de l'affection cancéreuse, le médicament Cis Platinum ; que ce dernier médicament, administré sans hyper hydratation saline, a provoqué d'importantes séquelles rénales, auditives, ophtalmologiques et de développement ;

Considérant que le rapport des deux experts commis par la Cour, assistés de quatre sapiteurs, a pris en compte, contrairement à ce qui est soutenu, les éléments de fait et les données médicales prévalant en 1989 et a pu estimer que la victime n'avait pas fait l'objet de soins conformes aux données actuelles de la science ; que le rapport définitif, déposé le 31 juillet 2002, précédé d'un pré-rapport déposé le 10 juillet 2001 soumis à l'examen contradictoire des parties, qui fait état des conclusions d'une précédente expertise ordonnée par le tribunal correctionnel de Sens, analyse le cas particulier du jeune patient puis examine et discute les hypothèses de traitement de l'affection cancéreuse en cause ainsi que leurs chances de succès, ne peut être regardé comme sommaire et catégorique ou fondé sur des préjugés de praticiens spécialistes du traitement du cancer ;

Considérant qu'il résulte de l'instruction et notamment des conclusions du rapport des experts que Jérémy X était atteint d'un néphroblastome de stade II N + qui a récidivé ; que le traitement par Cis Platinum, administré par erreur a provoqué de graves séquelles liées à sa toxicité dont les effets étaient connus et qui ne seraient pas survenus si le traitement par Carboplatine avait été administré ; que dans ces conditions, les soins délivrés à Jérémy X au CENTRE HOSPITALIER DE SENS en décembre 1989 n'étaient pas conformes aux données de la science prévalant à cette date ; qu'ils sont constitutifs d'une faute de nature à engager la responsabilité du CENTRE HOSPITALIER DE SENS ;

Sur le préjudice :

Considérant que si CENTRE HOSPITALIER DE SENS fait valoir que l'erreur thérapeutique est à l'origine, par la guérison qu'elle a provoquée, d'effets positifs plus importants que les effets négatifs résultant des séquelles et aurait ainsi permis au patient d'échapper à la mort, il résulte de l'instruction que le traitement initialement prescrit, s'il avait été correctement administré au malade, présentait, sans effets secondaires, la même probabilité de guérison ; qu'en revanche, le traitement administré par erreur a fait perdre au malade toute chance de survie sans séquelle ; que, dès lors, contrairement à ce qui est soutenu par le CENTRE HOSPITALIER DE SENS, les requérants ont droit à la réparation intégrale des préjudices causés par l'erreur médicale commise ;

Considérant que cette erreur est à l'origine de séquelles définitives graves ; que l'incapacité temporaire totale s'est étendue du 1er septembre 1990 au 18 mai 1992, la date de consolidation étant fixée au 31 décembre 1993 ; que la victime a perdu son second rein, a dû faire l'objet d'une hémodialyse pendant deux ans et demi puis d'une transplantation rénale imposant un traitement immunodépresseur permanent ; qu'il a perdu un important potentiel de croissance et a subi une atteinte auditive bilatérale ainsi que des séquelles ophtalmologiques ; que les conséquences définitives de l'erreur du service hospitalier entraînent pour la jeune victime une incapacité permanente partielle de 50 % ; qu' il sera fait une juste appréciation des troubles de toute nature subis par Jérémy X dans ses conditions d'existence en les évaluant à 100 000 euros ; qu'en l'absence d'activité professionnelle de la victime compte tenu de son jeune âge, aucune perte de revenus résultant de l'incapacité temporaire d'une durée de vingt-et-un mois ne peut être indemnisée ; que le préjudice résultant des souffrances physiques endurées, chiffré à 6/7 peut être évalué à 18 000 euros, le préjudice esthétique, chiffré à 5,5/7, évalué à 5 000 euros et le préjudice d'agrément à 8 000 euros, ces préjudices ouvrant ainsi droit à l'allocation d'une somme globale de 31 000 euros ; que les frais de soins et d'appareillage engagés doivent être remboursés pour une somme de 6 968,42 euros ;

Sur les droits de Jérémy X :

Considérant que le montant des préjudices dont Jérémy X demande réparation s'élève, ainsi qu'il a été dit ci-dessus, à la somme totale de 137 968,42 euros ; que le CENTRE HOSPITALIER de l'YONNE doit être condamné à verser cette somme à l'intéressé ;

Sur les droits de la CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE L'YONNE :

Considérant que la CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE L'YONNE demande à la Cour la condamnation du CENTRE HOSPITALIER DE L'YONNE à lui rembourser les frais médicaux, pharmaceutiques, de transport, d'appareillage et d'hospitalisation à domicile, ainsi que la capitalisation des soins à vie et de l'appareillage auditif, engagés en faveur de Jérémy X, s'élevant à 4 613 926,10 francs soit 703 388,49 euros ; qu'en l'absence au dossier de la preuve de la date de notification du jugement attaqué, ses conclusions ne peuvent être regardées comme tardives ;

Considérant toutefois que si la CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE L'YONNE justifie de l'ensemble des débours exposés, elle ne distingue pas les débours qu'elle aurait dû engager, compte tenu de l'état initial de l'enfant et ceux résultant du seul traitement des séquelles de l'erreur thérapeutique imputable à l'établissement hospitalier ; que, par suite, en l'état de ses justifications, ses prétentions doivent être écartées ;

Sur les droits de M. et Mme Vincent X :

Considérant qu'il sera fait une juste appréciation du préjudice moral subi par les parents de la victime en allouant à chacun d'eux la somme de 10 000 euros ;

Sur les intérêts :

Considérant que les consorts X ont droit aux intérêts de ces sommes à compter du 15 mars 1993, date d'enregistrement de leur demande devant le Tribunal administratif ; qu'ils ont demandé la capitalisation des intérêts le 29 avril 1998 ; qu'à cette date les intérêts étaient dus pour au moins une année entière ; qu'il y a lieu dès lors de faire droit à cette demande tant à cette date qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date ;

Sur les frais d'expertise :

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre les frais d'expertise s'élevant à la somme de 7 176,26 euros, à la charge du CENTRE HOSPITALIER DE SENS ;

Sur les frais exposés dans l'instance :

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de condamner le CENTRE HOSPITALIER DE SENS à verser aux consorts X une somme globale de 3 000 euros au titre des frais exposés par eux en première instance et en appel et non compris dans les dépens ;

DÉCIDE :
Article 1 : Le jugement du tribunal administratif de Dijon du 21 novembre 1995 est annulé.
Article 2 : Le CENTRE HOSPITALIER DE SENS est condamné à verser à M. Jérémy X la somme de 137 968,42 euros et à M. Vincent X et à Mme Sylvie X, chacun, la somme de 10 000 euros. Ces sommes porteront intérêts au taux légal à compter du 15 mars 1993. Les intérêts échus à la date du 29 avril 1998 seront capitalisés pour produire eux-mêmes intérêts et à chaque échéance annuelle à compter de cette date.
Article 3 : Les conclusions de la CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE L'YONNE sont rejetées.
Article 4 : Les frais d'expertise exposés en appel sont mis à la charge du CENTRE HOSPITALIER DE SENS.
Article 5 : Le surplus des conclusions des consorts X est rejeté.
Article 6 : Les conclusions du CENTRE HOSPITALIER DE SENS sont rejetées.