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Cour Administrative d'Appel de Nancy, 2 août 2007, (Responsabilité d'un établissement public de santé en cas de défenestration d'un patient)

La Cour administrative d'appel de Nancy rappelle l'obligation faite au Centre hospitalier d'apporter une surveillance particulière à certains patients - A défaut la responsabilité de l'établissement de santé pourra être engagée pour faute dans l'organisation et le fonctionnement du service.

" (...) Considérant qu'il résulte également de l'instruction, et notamment du compte-rendu d'hospitalisation établi lors de l'admission dans l'établissement, que le service des urgences et le service de rhumatologie étaient avertis, d'une part, de l'état dépressif, jugé important dans la fiche médicale d'accueil établie lors de l'admission du 24 janvier 2002, d'autre part, de l'état de confusion mentale dans lequel se trouvait Mlle Y et, enfin, des signes de grande agitation qu'elle a montrés, tant en salle d'attente que lors de sa consultation, ainsi que dans les minutes ayant précédé sa défenestration ; que, de surcroît, les équipes médicales du centre hospitalier de Troyes, qui suivaient Mlle Y depuis plusieurs années, étaient également informées de la nature de l'affection psychiatrique dont elle était atteinte et des risques de suicide auxquelles elle était exposée, l'intéressée ayant tenté de mettre fin à ses jours à plusieurs reprises, notamment par défenestration en 1982 et par voie médicamenteuse en 1996 ; que, par ailleurs, les services de l'hôpital de Troyes connaissaient le suivi psychiatrique de Mlle Y, qui avait notamment fait l'objet de plusieurs mesures d'hospitalisation au sein du même établissement pour des crises d'angoisse et qui, au moment de son hospitalisation le 29 janvier 2002, suivait un traitement à base de neuroleptiques ; que, dans ces conditions, même si la malade n'avait pas exprimé d'idées de suicide, le fait que Mlle Y ait été orientée dans le service de rhumatologie, au demeurant peu adapté aux troubles présentés par celle-ci, sans prescription des mesures de surveillance particulières qu'imposaient son état d'agitation, et la circonstance que l'équipe médicale chargée de son installation au sein du service de rhumatologie l'ait laissée sans aucune précaution dans une salle située au troisième étage et dont la fenêtre était dépourvue de dispositif de sécurité, alors qu'il n'est pas établi, ni même allégué que l'intéressée aurait bénéficié d'un traitement sédatif, sont constitutifs d'une faute dans l'organisation et le fonctionnement du service public hospitalier ; que, par suite, quand bien même elle n'établit pas les erreurs de diagnostic fautives qu'elle invoque, Mme X est fondée à rechercher la responsabilité du centre hospitalier de Troyes à raison des conséquences dommageables de la défenestration de Mlle Y ; (...)"

Cour Administrative d'Appel de Nancy
statuant
au contentieux
N° 06NC00989

Inédit au Recueil Lebon

3ème chambre - formation à 3


M. José MARTINEZ, Rapporteur
M. TREAND, Commissaire du gouvernement
M. DESRAME, Président
COLLOMBAR

Lecture du 2 août 2007


REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la requête, enregistrée le 17 juillet 2006, complétée par mémoire enregistré le 9 février 2007, présentée pour Mme Sophie X, demeurant ..., agissant en qualité de tutrice légale de Mlle Y, par Me Collombar, avocat ; Mme X demande à la Cour :

1°) d'annuler le jugement en date du 1er juin 2006 par lequel le Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté sa demande tendant à condamner le centre hospitalier de Troyes à réparer les conséquences dommageables des fautes imputées au service public hospitalier dans la prise en charge de sa soeur, Mlle Y, durant son hospitalisation en janvier 2002 et l'a condamnée à restituer l'indemnité provisionnelle de 2 000 qui lui avait été versée par le centre hospitalier de Troyes en exécution de l'ordonnance du juge des référés du Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne en date du 20 septembre 2005 ;

2°) de déclarer le centre hospitalier de Troyes entièrement responsable du préjudice subi par Mlle Y ;

3°) d'ordonner une expertise médicale aux fins de chiffrer ledit préjudice ;

4°) de condamner le centre hospitalier de Troyes à lui verser une somme de 2 500 au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Elle soutient que :

- c'est à tort que le tribunal administratif n'a pas retenu la responsabilité du centre hospitalier de Troyes alors que le défaut de surveillance de la patiente au sein du service rhumatologie du centre hospitalier de Troyes et le défaut d'organisation et de fonctionnement du service public hospitalier étaient avérés ;
- en tout état de cause, le tribunal n'a pas répondu au moyen concernant l'orientation inappropriée de Mlle Y au service rhumatologie ; or, l'orientation de la patiente vers le service de rhumatologie était manifestement inadaptée à sa maladie et à ses antécédents psychiatriques et suicidaires, ce qui a entraîné une surveillance insuffisante ;

Vu le jugement attaqué ;

Vu le mémoire enregistré le 26 décembre 2006, présenté pour les Mutuelles de France par Me Collombar, avocat, par lequel elles déclarent se joindre et s'associer au recours déposé par Mme X ;

Vu le mémoire en défense, enregistré le 16 janvier 2007, présenté pour le centre hospitalier de Troyes par Me Le Prado, avocat ;

Le centre hospitalier de Troyes conclut :

1°) à titre principal au rejet de la requête de Mme X ;

Il soutient à cet effet que :

- le moyen tiré d'un défaut de surveillance n'est pas fondé dès lors que des tentatives de suicide précédentes ont eu lieu six ans avant les faits de l'espèce, que la patiente était placée dans un service non spécialisé dans l'accueil des malades psychiatriques et que rien ne laissait penser qu'elle allait mettre fin à ses jours ;
- le moyen tiré d'une erreur de diagnostic doit être écarté car, d'une part, cette erreur, qui doit être grossière ou résulter d'un examen insuffisant ou tardif, n'est pas établie et que, d'autre part, il n'y a pas de lien de causalité entre le diagnostic posé et les actes postérieurs ;
- s'agissant d'un service non spécialisé dans l'accueil des malades mentaux, le service de rhumatologie n'avait pas à comporter de dispositifs de sécurités particuliers ;
- enfin, l'hospitalisation de Mlle Y résultait d'un malaise à domicile accompagné de mouvements convulsifs et ces symptômes n'ayant pas trait à sa maladie psychiatrique, l'intéressée pouvait être orientée vers le service de rhumatologie ;
- à titre subsidiaire, dans l'hypothèse où une faute serait reconnue s'agissant du diagnostic ou de l'orientation de la patiente, cette faute n'est pas imputable au centre hospitalier de Troyes, mais au centre hospitalier de Brienne-le-Château, avec qui a été conclu un protocole d'accord relatif au fonctionnement des urgences psychiatriques au centre hospitalier de Troyes et d'où il résulte que la responsabilité liée aux activités des urgences psychiatriques relève de l'hôpital de Brienne-le-Château ;

2°) à titre subsidiaire, à la condamnation du centre hospitalier de Brienne-le-Château à le garantir des condamnations qui pourraient être prononcées à son encontre ;

Vu le mémoire, enregistré le 12 avril 2007, présenté pour le centre hospitalier de Brienne-le-Château par Me Fabre, avocat ;

Le centre hospitalier de Brienne-le-Château conclut au rejet des conclusions à fin de garantie présentées à son encontre par le centre hospitalier de Troyes et à la condamnation de ce dernier à lui verser une somme de 2 000 hors taxes sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Il soutient que :

- les conclusions en garantie présentées sous la forme d'un appel provoqué sont irrecevables dans la mesure où le centre hospitalier de Brienne-le-Château n'a jamais été partie à la procédure de première instance ; la mise en cause du centre hospitalier de Brienne-le-Château en première instance n'a pas été effective puisque la procédure ne lui a pas été communiquée ;
- les fautes reprochées par la requérante sont imputables au service des urgences générales du centre hospitalier de Troyes et à son service de rhumatologie et non pas au service des urgences psychiatriques, qui fonctionne en coordination avec le centre hospitalier de Brienne-le-Château ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code de la santé publique ;

Vu le code de justice administrative ;

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;

Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 14 juin 2007 :
- le rapport de M. Martinez, premier conseiller,
- les observations de Me Limonta pour la SCP Fabre-Gueunot-Savary, avocat du centre hospitalier de Brienne-le-Château,
- et les conclusions de M. Tréand, commissaire du gouvernement ;

Considérant que Mlle Y, née en 1964, atteinte depuis de nombreuses années de schizophrénie paranoïde, s'est très grièvement blessée le 29 janvier 2002 en se jetant par la fenêtre de la chambre qu'elle occupait au centre hospitalier de Troyes, située au troisième étage de l'établissement ; que sa soeur, Mme X, a recherché, en sa qualité de tutrice légale, la responsabilité du centre hospitalier de Troyes devant le Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, qui a rejeté sa demande ;

Sur la régularité du jugement :

Considérant, en premier lieu, que les premiers juges ont omis de répondre à un des moyens soulevés par Mme X, tiré de ce que le service public hospitalier aurait commis une faute en procédant à l'orientation de Mlle Y au service rhumatologie, qui était inapproprié à son état de santé ; qu'ainsi le jugement du Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne en date du 1er juin 2006 est entaché d'omission à statuer et doit être annulé en tant qu'il a rejeté la demande de Mme X tendant à la condamnation du centre hospitalier de Troyes à réparer les conséquences de la défenestration dont a été victime Mlle Y ;

Considérant, en second lieu, qu'il ressort des pièces du dossier que par mémoire du 3 avril 2006 déposé avant la clôture de l'instruction, le centre hospitalier de Troyes a appelé en garantie le centre hospitalier spécialisé de Brienne-le-Château ; que le tribunal n'a pas cependant appelé en la cause ledit établissement ; que, par suite, le jugement a été rendu sur une procédure irrégulière et doit également être annulé sur ce point ;

Considérant qu'il y a lieu d'évoquer et de statuer, d'une part, sur les conclusions à fin d'indemnité dirigées contre le centre hospitalier de Troyes et, d'autre part, sur les conclusions en garantie formées par le centre hospitalier de Troyes à l'encontre du centre hospitalier spécialisé de Brienne-le-château, lequel a été appelé à la cause à hauteur d'appel ;

Sur les conclusions à fin d'indemnité dirigées contre le centre hospitalier de Troyes :

Sur la responsabilité :

Considérant qu'il résulte de l'instruction que Mlle Y a été hospitalisée les 24 et 25 janvier 2002 dans le service des urgences psychiatriques du centre hospitalier de Troyes à la suite d'une chute sur la voie publique liée vraisemblablement à un surdosage de médicaments administrés pour le traitement de ses troubles psychologiques ; qu'elle a de nouveau été admise le 29 janvier 2002 à 9H30 au service des urgences de cet établissement à la suite d'un malaise et de symptômes convulsifs sans signe épileptique survenus à son domicile ; qu'à l'issue de l'examen de l'intéressée, le psychiatre urgentiste affecté au service psychiatrique de l'établissement n'a pas prescrit son hospitalisation au sein de l'unité d'hébergement des malades mentaux de l'établissement mais a préconisé à l'intéressée de consulter son médecin psychiatre traitant ; que vers 11H45, Mlle Y a été retrouvée errante dans l'établissement et a été conduite dans la salle d'attente du service des urgences générales où elle a fait une crise d'épilepsie ; qu'après examen de l'intéressée à 12h35, il a été décidé vers 13h15 de l'hospitaliser en service rhumatologie ; que quelques minutes après son installation dans ledit service vers 16 heures, la patiente s'est défenestrée ;

Considérant qu'il résulte également de l'instruction, et notamment du compte-rendu d'hospitalisation établi lors de l'admission dans l'établissement, que le service des urgences et le service de rhumatologie étaient avertis, d'une part, de l'état dépressif, jugé important dans la fiche médicale d'accueil établie lors de l'admission du 24 janvier 2002, d'autre part, de l'état de confusion mentale dans lequel se trouvait Mlle Y et, enfin, des signes de grande agitation qu'elle a montrés, tant en salle d'attente que lors de sa consultation, ainsi que dans les minutes ayant précédé sa défenestration ; que, de surcroît, les équipes médicales du centre hospitalier de Troyes, qui suivaient Mlle Y depuis plusieurs années, étaient également informées de la nature de l'affection psychiatrique dont elle était atteinte et des risques de suicide auxquelles elle était exposée, l'intéressée ayant tenté de mettre fin à ses jours à plusieurs reprises, notamment par défenestration en 1982 et par voie médicamenteuse en 1996 ; que, par ailleurs, les services de l'hôpital de Troyes connaissaient le suivi psychiatrique de Mlle Y, qui avait notamment fait l'objet de plusieurs mesures d'hospitalisation au sein du même établissement pour des crises d'angoisse et qui, au moment de son hospitalisation le 29 janvier 2002, suivait un traitement à base de neuroleptiques ; que, dans ces conditions, même si la malade n'avait pas exprimé d'idées de suicide, le fait que Mlle Y ait été orientée dans le service de rhumatologie, au demeurant peu adapté aux troubles présentés par celle-ci, sans prescription des mesures de surveillance particulières qu'imposaient son état d'agitation, et la circonstance que l'équipe médicale chargée de son installation au sein du service de rhumatologie l'ait laissée sans aucune précaution dans une salle située au troisième étage et dont la fenêtre était dépourvue de dispositif de sécurité, alors qu'il n'est pas établi, ni même allégué que l'intéressée aurait bénéficié d'un traitement sédatif, sont constitutifs d'une faute dans l'organisation et le fonctionnement du service public hospitalier ; que, par suite, quand bien même elle n'établit pas les erreurs de diagnostic fautives qu'elle invoque, Mme X est fondée à rechercher la responsabilité du centre hospitalier de Troyes à raison des conséquences dommageables de la défenestration de Mlle Y ;

Considérant que si le centre hospitalier de Troyes fait valoir que le service des urgences psychiatriques fonctionne avec le personnel médical mis à sa disposition par le centre hospitalier de Brienne-le-Château en vertu d'une convention du 18 août 1993, il résulte de l'instruction que les agissements susmentionnés sont exclusivement imputables, d'une part, au service des urgences générales de l'établissement qui ont décidé de l'orientation de la malade vers le service de rhumatologie sans concertation avec l'unité d'hospitalisation psychiatrique temporaire, et, d'autre part, audit service de rhumatologie, et ne sauraient par suite être imputés au centre hospitalier de Brienne-le-Château ; que, dès lors, le centre hospitalier de Troyes ne saurait, en tout état de cause, utilement invoquer les stipulations du protocole d'accord conclu avec le centre hospitalier spécialisé de Brienne pour s'exonérer de sa responsabilité ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède qu'il y a lieu de déclarer le centre hospitalier de Troyes entièrement responsable des conséquences dommageables de la défenestration de Mlle Y ;

Sur le préjudice :

Considérant que l'état de l'instruction ne permet pas à la Cour de statuer en pleine connaissance de causes sur l'étendue du préjudice subi par Mlle Y ; qu'il y a lieu, par suite, d'ordonner une expertise médicale aux fins de déterminer ledit préjudice dans les conditions définies ci-dessous ;

Sur les conclusions présentées par le centre hospitalier de Troyes à l'encontre du centre hospitalier de Brienne-le-Château :

Considérant, ainsi qu'il a été dit ci-dessus, que les agissement fautifs susmentionnés ne sont pas imputables à la structure des urgences psychiatriques ; que l'intimé n'apporte d'ailleurs aucun élément de nature à établir des manquements de la part du centre hospitalier de Brienne-le-Château aux clauses du protocole d'accord régissant le fonctionnement de cette structure et qui auraient rendu possibles la défénestration de Mlle Y ; que, par suite, et sans qu'il soit besoin de statuer sur la fin de non-recevoir opposée par le centre hospitalier spécialisé de Brienne-le-Château, les conclusions à fin de garantie formées par le centre hospitalier de Troyes doivent être rejetées ; qu'il y a, lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du centre hospitalier de Troyes une somme de 1 000 euros au titre des frais exposés par le centre hospitalier de Brienne-le-Château et non compris dans les dépens ;

DECIDE :

Article 1er : Le jugement du Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne en date du 1er juin 2006 est annulé.

Article 2 : Le centre hospitalier de Troyes est déclaré entièrement responsable du préjudice subi par Mlle Y, et ses conclusions présentées à l'encontre du centre hospitalier spécialisé de Brienne-le-Château sont rejetées.

Article 3 : Il sera avant dire droit procédé à une expertise en vue de déterminer la date de consolidation des blessures subies par Mlle Y, la durée de l'incapacité temporaire totale, le taux de l'incapacité permanente partielle, les souffrances physiques, les troubles dans les conditions d'existence y compris le préjudice dit d'agrément, ainsi que les souffrances physiques, l'expert devant faire le départ entre ce qui est imputable à la défenestration de l'intéressée et ce qui est imputable à son état de santé antérieur.

Article 4 : L'expert sera désigné par le président de la Cour administrative d'appel. Il accomplira sa mission dans les conditions prévues aux article R. 621-2 à R. 621-14 du code de justice administrative.

Article 5 : L'expertise sera réalisée en présence de Mme X, du centre hospitalier de Troyes, des Mutuelles de France et de la caisse primaire d'assurance maladie de la Haute-Marne.

Article 6 : Le centre hospitalier de Troyes versera au centre hospitalier de Brienne-le-Château une somme de 1 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 7 : Les frais d'expertise, ainsi que tous droits et moyens des parties autres que ceux sur lesquels il a été statué par le présent arrêt, sont réservés jusqu'en fin d'instance.

Article 8 : Le présent arrêt sera notifié à Mme Sophie X, aux Mutuelles de France, au centre hospitalier de Troyes, à la caisse primaire d'assurance maladie de la Haute-Marne, au centre hospitalier de Brienne-le-Château et la caisse primaire d'assurance maladie l'Aube.