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Tribunal administratif de Paris, 27 novembre 2009, n° 0613739/6-1 (Responsabilité hospitalière – Décès – Défaut de surveillance – Faute dans l’organisation et le fonctionnement du service – Inhumation – Autopsie médicale – Obstacle médico-légale)

En l’espèce, un patient a été hospitalisé le 29 septembre 2002 dans le service de chirurgie thoracique d’un hôpital de l’AP-HP pour y subir une ablation du lobe supérieur du poumon gauche. A la sortie de cette opération, ce patient se remettait de l’intervention chirurgicale et communiquait avec les membres de sa famille. Cependant, le 2 octobre au matin, le personnel du service constatait à la fois son décès et la disparition de son voisin de chambre. Une autopsie réalisée dès le lendemain du décès à la demande du chef de service a conclu à une mort naturelle de ce patient résultant d’un arrêt cardiaque. Toutefois, le 12 février 2003, le voisin de chambre de ce patient s’est présenté spontanément au commissariat de police en se déclarant coupable de la mort de ce dernier. Une procédure a ainsi été ouverte et dans le cadre de l’instruction judiciaire, une nouvelle autopsie a conclu à un décès par strangulation manuelle. La famille du défunt a saisi l’AP-HP d’une demande d’indemnisation préalable qui a été rejeté. Par ce jugement, le tribunal administratif a estimé que la responsabilité de l’AP-HP était engagée pour faute dans l’organisation et le fonctionnement du service, au motif que le service n’a pas assuré de surveillance particulière alors qu’il n’ignorait pas le caractère anormal du comportement du voisin de chambre. Il a également jugé que l’AP-HP avait commis une faute résultant du refus d’opposer un obstacle médico-légal à l’inhumation du corps du patient sur le certificat de décès en rappelant qu’en présence de signes ou d’indices de mort violente, ou d’autres circonstances donnant lieu de le soupçonner, le médecin constatant le décès a l’obligation d’opposer un obstacle médico-légal à l’inhumation du défunt et de l’indiquer sur le certificat de décès. Le tribunal a ainsi estimé que cette faute avait généré un préjudice moral distinct de celui causé par la mort de ce patient, lié à la douleur morale résultant de la nécessité d’exhumer le corps du défunt, qui aurait pu être évitée si les services de l’hôpital n’avaient pas refusé de tout mettre en œuvre pour découvrir les véritables causes de ce décès suspect.

Tribunal administratif de Paris
N° 0613739/6-1
Audience du 13 novembre 2009
Lecture du 27 novembre 2009

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Vu la requête, enregistrée le 18 septembre 2006, présentée pour Mme ..., demeurant au ..., Mme ..., demeurant au ..., Mme ..., demeurant au ... et Mme ..., demeurant au ..., par Me François Braud, avocat ; les requérantes demandent au tribunal :

- de condamner l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris à réparer les préjudices résultant pour elles du décès de leur père, frère et beau-père en versant les sommes de 4 000 et 45 000 euros à Mme ... au titre du préjudice patrimonial et du préjudice moral subis, et les sommes de 25 000, 45 000 et 25 000 euros à, respectivement, Mme .... Mme ... et Mme ..., au titre du préjudice moral subi ;

- de condamner l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris à leur verser, sur ces sommes, les intérêts au taux légal, à compter de la réception de leur demande préalable le 2 juin 2006 ;

- de mettre, pour chacune d'entre elles, à la charge de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris la somme de 1 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu la demande préalable d'indemnisation et la décision rejetant celle-ci ;

Vu la mise en demeure adressée le 27 novembre 2007 à l'assistance publique-hôpitaux de Paris, en application de l'article R. 612-3 du code de justice administrative, et l'avis de réception de cette mise en demeure ;

Vu l'ordonnance en date du 4 avril 2008 fixant la clôture d'instruction au 9 juin 2008, en application des articles R. 613-1 et R. 613-3 du code de justice administrative ;

Vu le mémoire en défense, enregistré le 27 mai 2008, présenté par l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris qui conclut, à titre principal, au rejet de la requête comme étant non-fondée, en l'absence de toute faute, et demande au tribunal, à titre subsidiaire, de réduire à de plus justes proportions le montant des indemnités demandées et de rejeter le surplus des conclusions ;

Vu le nouveau mémoire, enregistré le 9 juin 2008, présenté pour Mme ..., Mme ..., Mme ... et Mme ... qui persistent dans leurs conclusions ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le décret du 6 septembre 1995 portant code de déontologie médicale, notamment son article 76 ;

Vu le code civil, notamment son article 81 ;

Vu le code de la santé publique ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 13 novembre 2009 ;

- le rapport de M. Quyollet , rapporteur ;

- les observations de Me Moustardier pour Mme ..., Mme ..., Mme ... et Mme ... ;

- les conclusions de M. Fouassier, rapporteur public ;

- et les observations de Me Moustardier ;

Considérant que M. ..., alors âgé de 64 ans, a été hospitalisé dans le service de chirurgie thoracique de l'hôpital ..., le 29 septembre 2002, pour y subir le lendemain une ablation du lobe supérieur du poumon gauche ; qu'à la sortie de cette opération, M. ... se remettait de l'intervention chirurgicale et communiquait avec les membres de sa famille ; que cependant le 2 octobre 2002 au matin, le personnel du service de chirurgie thoracique constatait son décès et la disparition de son voisin de chambre ; qu'une autopsie pratiquée le 3 octobre 2002 à la demande du chef de service a conclu à une mort naturelle de M. ... résultant d'un arrêt cardiaque ; que cependant, le 12 février 2003, le voisin de chambre de M. ... s'est présenté spontanément au commissariat de police du XVème arrondissement à Paris en se déclarant coupable de la mort de M. ... ; qu'une procédure pénale a ainsi été ouverte ; que dans le cadre de l'instruction judiciaire, une nouvelle autopsie a conclu, en octobre 2004, à un décès par strangulation manuelle ; que le 28 décembre 2004, le Ministre des solidarités, de la santé et de la famille a demandé à l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) de diligenter une inspection afin de déterminer s'il y avait eu des manquements de la part de l'hôpital public ou des anomalies dans son fonctionnement ayant pu contribuer au décès de M. ... ; que l' IGAS a remis son rapport en mai 2005 ; que Mme ..., fille de la victime, Mme ..., sa soeur, et Mmes ... et ..., ses belles filles, ont saisi l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris d'une demande d'indemnisation préalable reçue le 2 juin 2006 et rejetée le 19 juillet 2006 ;

Sur la responsabilité :

Sans qu'il soit besoin de statuer sur les autres moyens de la requête ;

En ce qui concerne la faute dans l'organisation et le fonctionnement du service :

Considérant qu'il résulte de l'instruction, notamment du rapport de l'inspection générale des affaires sociales (IGAS), que le voisin de chambre de M. ..., alors âgé de 22 ans, avait été admis au service des urgences le 23 septembre 2002 pour une plaie à l'arme blanche à la suite d'une agression liée à l'achat de stupéfiants ; que lors de son hospitalisation, il s'est régulièrement soustrait aux soins prescrits, a fugué à de nombreuses reprises, notamment durant la nuit précédant la mort de M. ..., et a déambulé dans les couloirs de l'hôpital ; que la veille du décès, le personnel infirmier avait, du reste, remarqué le caractère anormal de son comportement et relevé des signes d'agressivité chez ce jeune patient, confirmés par les déclarations de sa mère à l'équipe médicale ; que le service, en l'affectant dans la même chambre qu'un patient âgé, sans assurer de surveillance particulière, alors qu'il n'ignorait pas le caractère anormal du comportement de ce jeune homme, a commis une faute dans l'organisation et le fonctionnement du service de nature à engager la responsabilité de l'Assistance publique -Hôpitaux de Paris ;

En ce qui concerne la faute résultant du refus d'opposer un obstacle médico-légal à l'inhumation du corps de M. ... sur le certificat de décès :

Considérant qu'aux termes de l'article 81 du code civil : « Lorsqu'il y aura des signes ou indices de mort violente, ou d'autres circonstances qui donneront lieu de le soupçonner, on ne pourra faire l'inhumation qu'après qu'un officier de police, assisté d'un docteur en médecine ou en chirurgie, aura dressé procès-verbal de l'état du cadavre et des circonstances y relatives (...) » ; qu'aux termes de l'article 76 du décret du 6 septembre 1995 portant code de déontologie médicale : « L'exercice de la médecine comporte normalement l'établissement par le médecin, conformément aux constatations médicales qu'il est en mesure de faire, des certificats, attestations et documents dont la production est prescrite par les textes législatifs et réglementaires » ; qu'il résulte de ces dispositions qu'en présence de signes ou indices de mort violente, ou d'autres circonstances donnant lieu de le soupçonner, le médecin constatant le décès a l'obligation d'opposer un obstacle médico-légal à l'inhumation du défunt et de l'indiquer sur le certificat de décès ;

Considérant qu'il résulte de l'instruction, que le décès de M. ... a été considéré comme « brutal et inexpliqué » par le réanimateur qui a rédigé le certificat de décès, ainsi que par l'ensemble du service de chirurgie thoracique ; qu'après la découverte de ce décès, le chef du service de chirurgie thoracique a contacté l'administrateur de garde de l'hôpital, « craignant une relation de cause à effet » entre le décès de M. ... et la disparition de son voisin de chambre ; qu'il a par suite appelé le commissariat du 15ème arrondissement pour demander aux services de police de se transporter sur place ; que ceux-ci lui ont alors indiqué qu'il lui revenait d'opposer, en cas de soupçons, un obstacle médico-légal sur le certificat de décès ; que cependant, alors que le jeune homme était revenu en fin de matinée dans le service et que sa mère avait fait part au chef de service du comportement étrange de son fils qui déclarait se sentir coupable de la mort de son voisin de chambre, qu'il avait été transféré, le même jour, dans l'unité de soins psychiatriques intensifs et placé sous camisole chimique, le chef de service a appelé en fin de matinée le commissariat pour l'informer de ce retour et de la levée de la suspicion compte tenu de l'examen psychiatrique ; qu'en refusant d'opposer, malgré les soupçons formulés, un obstacle médico-légal à la suite du décès de M. ... et des résultats non conclusifs de l'autopsie médicale, qui s'est révélée non conclusive, l'hôpital ... a commis une faute engageant la responsabilité de l'Assistance publique -Hôpitaux de Paris ;

Considérant que cette faute a généré un préjudice moral distinct de celui causé par la mort de M. ..., lié à la douleur morale résultant de la nécessité d'exhumer le corps du défunt, qui aurait pu être évitée si les services de l'hôpital ... n'avaient pas refusé de tout mettre en oeuvre pour découvrir les véritables causes de ce décès suspect ; que, par suite, les requérantes sont fondées à demander également l'indemnisation de ce préjudice ;

Sur les préjudices :

En ce qui concerne les préjudices de Mme ...:

Considérant, d'une part, qu'il sera fait une juste appréciation des préjudices moraux subis par Mme ..., fille de la victime, en les évaluant à 15 000 euros ;

Considérant, d'autre part, que les frais d'obsèques de M. ..., dont le montant n'est pas contesté, s'élèvent à la somme de 4 000 euros ; qu'il y a lieu, dès lors, de lui accorder cette somme ;

En ce qui concerne les préjudices de Mme ... :

Considérant, qu'il sera fait une juste appréciation des préjudices moraux subis par Mme ..., soeur de la victime, en les évaluant à 7 000 euros ;

En ce qui concerne les préjudices de Mme ... :

Considérant, qu'il sera fait une juste appréciation des préjudices moraux subis par Mme ..., belle-fille de M. ..., chez qui il résidait depuis la mort de sa compagne, en les évaluant à 15 000 euros ;

En ce qui concerne les préjudices de Mme ... :

Considérant, qu'il sera fait une juste appréciation des préjudices moraux subis par Mme ..., belle-fille de la victime, en les évaluant à 5 000 euros ;

Sur les intérêts :

Considérant, que Mme ... a droit aux intérêts de la somme totale de 19 000 euros à compter du 2 juin 2006, date de réception de la demande d'indemnisation préalable ; que Mme ..., Mme ... et Mme ... ont droit, respectivement, aux intérêts des sommes de 7 000, 15 000 et 5 000 euros à compter de la même date ;

Sur les conclusions des parties tendant à l'application des dispositions de l'article L.761-I du code de justice administrative

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application de ces dispositions et de mettre à la charge de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris la somme globale de 2 500 euros au titre des frais exposés par Mme ..., Mme ..., Mme ... et Mme ... ;

DECIDE :

Article ler : L'Assistance publique - Hôpitaux de Paris est condamnée à verser à Mme ... la somme de 19 000 euros assortie des intérêts au taux légal à compter du 2 juin 2006.

Article 2 : L'Assistance publique - Hôpitaux de Paris est condamnée à verser à Mme ... la somme de 7 000 euros assortie des intérêts au taux légal à compter du 2 juin 2006.

Article 3 : L'Assistance publique - Hôpitaux de Paris est condamnée à verser à Mme ... la somme de 15 000 euros assortie des intérêts au taux légal à compter du 2 juin 2006.

Article 4 : L'Assistance publique - Hôpitaux de Paris est condamnée à verser à Mme ... la somme de 5 000 euros assortie des intérêts au taux légal à compter du 2 juin 2006.

Article 5 : L'Assistance publique - Hôpitaux de Paris versera la somme globale de 2 500 euros à Mme ..., Mme ..., Mme ... et Mme ... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 6 : Le surplus des conclusions de la requête de Mme ..., Mme ..., Mme ... et Mme ..., est rejeté.

Article 7 : Le présent jugement sera notifié à Mme ..., à Mme ..., à Mme ..., à Mme ..., à la CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE ... et à l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris.

Délibéré après l'audience du 13 novembre 2009, à laquelle siégeaient :
Mme Mille, présidente,
M. Quyollet , conseiller,
Mme Portes, premier conseiller,
Lu en audience publique le 27 novembre 2009.