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Conseil d'Etat, 18 mars 1994, M. X. (protection contre les outrages - réparation adéquate)

REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire enregistrés les 3 novembre 1987 et 2 mars 1988 au secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour M. X., demeurant (...) ; M.X. demande que le Conseil d'Etat annule le jugement en date du 4 septembre 1987 par lequel le tribunal administratif de Rouen a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision du ministre de l'éducation nationale en date du 5 juillet 1983 lui refusant la protection de l'Etat contre les attaques dont il avait fait l'objet et à la condamnation de l'Etat à lui verser une somme de 50 000 F à titre d'indemnité ;

Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la loi du 29 juillet 1881 ;
Vu l'ordonnance n° 59-244 du 4 février 1959 relative au statut général des fonctionnaires et notamment son article 12 ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
Vu l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;

Après avoir entendu :
- le rapport de M. François Bernard, Conseiller d'Etat,
- les observations de la SCP Masse-Dessen, Georges, Thouvenin, avocat de M. X,
- les conclusions de M. Kessler, Commissaire du gouvernement ;

Considérant qu'aux termes de l'article 12 de l'ordonnance susvisée du 4 février 1959 portant statut général des fonctionnaires encore en vigueur à l'époque des décisions contestées : "Les fonctionnaires ont droit, conformément aux règles fixées par le code pénal et les lois spéciales, à une protection contre les menaces, outrages, injures ou diffamations dont ils peuvent être l'objet. L'Etat ou la collectivité publique intéressée est tenu de protéger les fonctionnaires contre les menaces, attaques, de quelque nature que ce soit, dont ils peuvent être l'objet à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions et de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté." ; que ces dispositions législatives établissent à la charge de l'Etat ou des collectivités publiques intéressées et au profit des fonctionnaires lorsqu'ils ont été victimes d'attaques relatives au comportement qu'ils ont eu dans l'exercice de leurs fonctions, une obligation de protection à laquelle il ne peut être dérogé, sous le contrôle du juge, que pour des motifs d'intérêt général ;

Considérant qu'il résulte de l'instruction que M. X., et deux de ses collègues, professeurs de sciences économiques et sociales au lycée Corneille de Rouen ont fait élaborer par leurs élèves un questionnaire comportant une enquête sociologique et un sondage d'opinion sur la vie et les aspirations des lycéens ; que ce questionnaire, diffusé à l'ensemble des élèves du lycée, a été communiqué au chef d'établissement qui l'a soumis au conseil d'administration ; que ce conseil a approuvé, le 10 janvier 1983, dans son principe, l'idée que ce questionnaire pourrait servir de base à l'établissement d'un "projet d'action éducative" au sens de la note de service du ministre de l'éducation nationale, en date du 24 août 1981 ; que cependant, devant les vives critiques dont ce questionnaire était l'objet, tant de la part de professeurs du lycée Corneille, que de parents d'élèves et d'organisations syndicales et à la suite de la publication d'articles hostiles dans la presse régionale et nationale, le proviseur a décidé le 28 janvier 1983 d'interrompre la diffusion du document incriminé et le conseil d'administration, lors d'une nouvelle réunion tenue le 4 février 1983 a demandé que le projet soit abandonné ;

Considérant que, par lettre du 7 mars 1983, M. X. demandait au ministre "d'engager les actions auxquelles l'Etat ou la collectivité publique" sont tenus pour assurer la protection des agents publics ;

Considérant que, par la décision attaquée, en date du 5 juillet 1983, le ministre de l'éducation nationale a refusé à M. X. la protection prévue à l'aricle 12 précité de l'ordonnance du 4 février 1959 contre les attaques relatives à son comportement et à sa responsabilité dans l'élaboration et la diffusion du questionnaire susmentionné ainsi que la réparation des préjudices qui lui auraient été causés par les allégations et les appréciations dont il avait été l'objet ;

Considérant, d'une part, qu'il résulte des pièces du dossier que les véhémentes prises à partie dont M. X. a été l'objet et les appréciations injurieuses portées sur son comportement dans l'exercice de ses fonctions, constituent des attaques relevant de l'article 12 précité ;

Considérant, d'autre part, que l'obligation imposée à la collectivité publique peut avoir pour objet, non seulement de faire cesser les attaques auxquelles le fonctionnaire est exposé, mais aussi de lui assurer une réparation adéquate des torts qu'il a subis ; que, par suite, la circonstance qu'à la date à laquelle le ministre de l'éducation nationale a refusé à M. X. le bénéfice de la protection prévue à l'article 12 précité, les attaques dont il avait été l'objet avaient cessé n'est pas de nature à justifier le rejet de sa demande ; que si aucune disposition de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse n'établit d'obligation d'engager des poursuites dans le cas d'injures ou de diffamations envers les fonctionnaires publics à la charge du ministre, ce dernier n'est pas dispensé, pour autant, de son devoir de protection par tout moyen approprié et notamment en assistant, le cas échéant, le fonctionnaire dans les procédures judiciaires qu'il entreprendrait pour sa défense ; que les réponses du ministre aux questions écrites de plusieurs parlementaires et la lettre adressée par lui au maire de la ville où se trouve le lycée Corneille et publiée dans la presse locale, ne sauraient, en raison de la généralité des termes employés et de l'absence de référence précise au comportement du requérant, être regardées comme ayant constitué la protection exigée par les textes législatifs ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que M. X. est fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Rouen a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision en date du 5 juillet 1983 par laquelle le ministre de l'éducation nationale a, sans justifier d'un motif d'intérêt général, refusé de lui accorder le bénéfice de la protection prévue par l'article 12 de l'ordonnance du 4 février 1959 et rejeté sa demande d'indemnité ; que, dans les circonstances de l'espèce il sera fait une juste appréciation du préjudice matériel et moral subi par M. X. en fixant l'indemnité due à 10 000 F y compris tous intérêts échus à la date de la présente décision ;

Décide :
Article 1er : Le jugement susvisé du tribunal administratif de Rouen est annulé.
Article 2 : La décision susvisée du ministre de l'éducation nationale est annulée.
Article 3 : L'Etat est condamné à payer à M. X une somme de 10.000 F.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de M. X est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. X et au ministre de l'éducation nationale.

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Titrage : 36-07-10-005 FONCTIONNAIRES ET AGENTS PUBLICS - STATUTS, DROITS, OBLIGATIONS ET GARANTIES - GARANTIES ET AVANTAGES DIVERS - PROTECTION CONTRE LES ATTAQUES -Attaques relevant de la diffamation - Forme de la protection.

Résumé : 36-07-10-005 Le ministre n'est pas tenu d'engager des poursuites dans le cas d'injures et de diffamations envers des fonctionnaires de l'Etat, mais n'est pas dispensé pour autant de son devoir de protection par tout moyen approprié et notamment en assistant, le cas échéant, le fonctionnaire dans les poursuites judiciaires qu'il entreprendrait pour sa défense.

Textes cités :
Loi 1881-07-29.
Ordonnance 59-244 1959-02-04 art. 12.
Recours pour excès de pouvoir