Revenir aux résultats de recherche

Conseil d’Etat, 29 décembre 2008, n°296948 (Marché de travaux – Litige avec le maître d’ouvrage – Contestation du décompte général – Code de justice administrative – Cahier des clauses administratives générales)

En l’espèce, lors d’un litige avec un maître d’ouvrage concernant le montant du décompte général d’un marché de travaux, une entreprise s’est vu appliquer le délai de forclusion de six mois prévu à l’article 50-32 du cahier des clauses administratives générales (CCAG). Devant le juge du contrat, l’entreprise a alors soutenu que cette forclusion ne pouvait lui être opposée, faute pour la décision rejetant son recours d’indiquer les voies et délais de recours conformément aux dispositions de l’article R. 421-5 du Code de justice administrative (CJA). Le Conseil d’Etat a considéré que ces dispositions n’étaient pas applicables en l’espèce et que la procédure de réclamation préalable prévue par le CCAG résultait des clauses contractuelles auxquelles ont souscrit les parties en signant le marché lesquelles organisent des règles particulières de saisine du juge. Cet arrêt a le mérite de reconnaître l’autonomie du régime contentieux des réclamations relevant du champ d’application du CCAG vis-à-vis des règles de droit commun du contentieux administratif général.

Conseil d'État

N° 296948
Mentionné dans les tables du recueil Lebon
7ème et 2ème sous-sections réunies
M. Martin, président
M. Alban de Nervaux, rapporteur
M. Dacosta Bertrand, commissaire du gouvernement
SCP DELAPORTE, BRIARD, TRICHET ; GEORGES, avocats

lecture du lundi 29 décembre 2008

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 30 août et 28 décembre 2006 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour M. Jean-Jacques A, demeurant ... ; M. A administrateur judiciaire agissant en qualité, d'une part, de commissaire à l'exécution du plan de cession de la société en nom collectif Beugnet Grand Travaux et de la société anonyme des Grands Travaux du Nord (S.G.T.N.), ces deux sociétés formant elles-mêmes un groupement d'entreprises représenté par la première de ces sociétés, mandataire commun, d'autre part, de liquidateur de ces sociétés, demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'arrêt du 6 juillet 2006 par lequel la cour administrative d'appel de Douai a rejeté sa requête tendant à l'annulation du jugement du 4 novembre 2002 par lequel le tribunal administratif de Rouen a rejeté sa demande tendant à la condamnation de la société des autoroutes Paris-Normandie à lui verser, en règlement du prix des travaux exécutés pour la construction d'un tronçon d'autoroute reliant le Havre à Yvetot ainsi qu'au titre de l'indemnisation des préjudices résultant de l'exécution dudit marché, la somme de 694 890 107,55 francs ;

2°) réglant l'affaire au fond, d'annuler le jugement du tribunal administratif de Rouen du 4 novembre 2002 et de condamner la société des autoroutes Paris-Normandie à lui verser la somme de 105 935 313,98 euros, augmentée des intérêts aux taux légal à compter du 12 avril 1996 avec capitalisation ;

3°) de mettre à la charge de la société des autoroutes Paris-Normandie une somme de 45 489,80 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative au titre de l'ensemble de la procédure ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Vu le code des marchés publics ;

Vu le cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux, approuvé par le décret n° 76-87 du 21 janvier 1976 ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Alban de Nervaux, Auditeur,

- les observations de Me Georges, avocat de M. Jean-Jacques A et de la SCP Delaporte, Briard, Trichet, avocat de la société des autoroutes Paris Normandie,

- les conclusions de M. Bertrand Dacosta, Commissaire du gouvernement ;

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société des autoroutes Paris-Normandie (SAPN) a confié à un groupement d'entreprises solidaires, composé de la SNC Beugnet Grands Travaux et de la société des Grands Travaux du Nord, la première de ces sociétés étant le mandataire commun, l'exécution des travaux du lot principal (« terrassement, assainissement, couche de forme ») du marché de réalisation d'un tronçon d'autoroute entre le Havre et Amiens ; que la SNC Beugnet Grands Travaux ayant été placée en redressement judiciaire le 7 juillet 1995, l'administrateur judiciaire de la société, la SCP Pierre Darrousez et Jean-Jacques A, a décidé de procéder à la résiliation du marché ; que le maître d'oeuvre a alors fait notifier à la SCP d'administrateurs judiciaires, le 2 octobre 1995, le décompte général du marché ; que le 15 novembre 1995, un mémoire en réclamation a été présenté au nom de la SCP d'administrateurs judiciaires, du groupement d'entreprises représenté par son mandataire commun et des deux entreprises elles-mêmes agissant par leurs représentants légaux ; que ce mémoire a donné lieu à une décision de rejet du maître d'ouvrage du 30 janvier 1996, notifiée au seul Pierre Darrousez, en sa qualité d'administrateur judiciaire de la SNC Beugnet Grands Travaux, mandataire du groupement d'entreprises solidaires ; que les auteurs de la réclamation ont contesté cette décision par lettre du 12 avril 1996, restée sans réponse ; que par un jugement du 4 novembre 2002, le tribunal administratif de Rouen a rejeté, pour tardiveté, la demande conjointe présentée par ces derniers et tendant à la condamnation de la SAPN à leur verser la somme de 105 935 313,98 euros, majorée des intérêts au taux légal à dater du 12 avril 1996 et de la capitalisation des intérêts échus, en règlement du marché ainsi qu'au titre de l'indemnisation des préjudices résultant de l'exécution de celui-ci ; que par le même jugement, le tribunal administratif a rejeté la demande présentée par la SAPN tendant à la condamnation des entrepreneurs à réparer les préjudices subis en raison d'une mauvaise exécution du marché et du surcoût lié à la résiliation de celui-ci ; que M. A, désigné en remplacement de la SCP d'administrateurs judiciaires Darrousez-Bondroit, se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 6 juillet 2006 par lequel la cour administrative d'appel de Douai a rejeté l'appel qu'il avait formé contre ce jugement ;

Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi ;

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que pour répondre à la fin de non-recevoir soulevée devant le tribunal administratif par la société des autoroutes Paris-Normandie, les requérants avaient soutenu que, dès lors que la décision du 30 janvier 1996 par laquelle le maître d'ouvrage avait rejeté leur réclamation du 15 novembre 1995 n'avait été notifiée qu'au seul administrateur judiciaire de la SNC Beugnet Grands Travaux et non aux entreprises auteurs de la réclamation, le délai de recours contentieux fixé à l'article 50-32 du cahier des clauses administratives générales applicables au marché de travaux en cause n'avait pas pu courir ; qu'il appartenait au juge du tribunal administratif de répondre explicitement à un tel moyen, qui n'était pas inopérant ; que, par suite, en jugeant qu'en ayant rejeté, pour tardiveté, la requête de l'intéressé, le tribunal administratif avait implicitement mais nécessairement écarté un tel moyen, la cour administrative d'appel a méconnu l'obligation de motivation qui s'imposait au tribunal administratif et ainsi commis une erreur de droit, justifiant l'annulation de l'arrêt attaqué ;

Considérant que dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de régler l'affaire au fond, en application de l'article L. 821-2 du code de justice administrative ;

Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête ;

Considérant qu'il résulte de ce qui a été dit ci-dessus que le jugement du tribunal administratif de Rouen, faute d'avoir répondu explicitement à un moyen qui ne présentait pas un caractère inopérant, est entaché d'une irrégularité justifiant son annulation en tant qu'il a rejeté les conclusions tendant à la condamnation de la SAPN à verser diverses sommes au titre des travaux effectués par la SNC Beugnet Grands Travaux, la société des Grands Travaux du Nord (SA SGTN) et le groupement d'entreprises solidaires constitué entre ces deux sociétés ;

Considérant qu'il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur la demande présentée à ce titre devant le tribunal administratif de Rouen ;

Considérant que, selon l'article 13-44 du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux, l'entrepreneur dispose d'un délai fixé selon le cas à 30 ou 45 jours à compter de la notification du décompte général par le maître de l'ouvrage pour faire valoir, dans un mémoire en réclamation, ses éventuelles réserves, le règlement du différend intervenant alors selon les modalités précisées à l'article 50 ; que les stipulations de l'article 50 auxquelles il est ainsi renvoyé, s'agissant des modalités de contestation du décompte général, sont celles applicables au différend survenant directement entre la personne responsable du marché et l'entrepreneur, et non, comme le soutient le requérant, celles relatives au différend survenant entre le maître d'oeuvre et l'entrepreneur ; qu'aux termes de ces stipulations : « 50-22 - Si un différend survient directement entre la personne responsable du marché et l'entrepreneur, celui-ci doit adresser un mémoire de réclamation à ladite personne aux fins de transmission au maître de l'ouvrage. / 50-23 - La décision à prendre sur les différends prévus aux 21 et 22 du présent article appartient au maître de l'ouvrage (...) / 50-32 -Si, dans le délai de six mois à partir de la notification à l'entrepreneur de la décision prise conformément au 23 du présent article sur les réclamations auxquelles a donné lieu le décompte général du marché, l'entrepreneur n'a pas porté ses réclamations devant le tribunal administratif compétent, il est considéré comme ayant accepté ladite décision et toute réclamation est irrecevable (...) ;

Considérant qu'il résulte de l'instruction qu'à la suite du dépôt, le 15 novembre 1995, d'un mémoire en réclamation présenté au nom de la SCP d'administrateurs judiciaires, du groupement d'entreprises représenté par son mandataire commun et des deux entreprises elles-mêmes agissant par leurs représentants légaux, le maître d'ouvrage a adressé, le 30 janvier 1996, une décision de rejet de cette réclamation à M. Darrousez, en sa qualité d'administrateur judiciaire de la société Beugnet Grands Travaux, mandataire du groupement d'entreprises solidaires ; que la saisine du juge administratif du contrat, le 8 août 1996, est donc intervenue après l'expiration d'un délai de 6 mois à compter de la notification de cette décision de rejet, intervenue le 31 janvier 1996 ;

Considérant, en premier lieu, que les stipulations précitées du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux, relatives à la procédure de réclamation préalable, auxquelles les parties, en s'y référant, ont conféré une portée contractuelle, ne méconnaissent ni le droit d'accès à un tribunal ni le droit à un recours effectif tels qu'ils découlent des stipulations du paragraphe 1 de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Considérant, en deuxième lieu, que si le maître d'ouvrage a établi le décompte général du marché sans avoir mis en demeure la SNC Beugnet, mandataire du groupement, d'établir un projet de décompte final, conformément à l'article 13-3 du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux, les entrepreneurs, qui n'ont pas invoqué la méconnaissance de ces stipulations avant leur recours juridictionnel et avaient contesté le décompte général sur le fond, dans le délai de 45 jours prévu par les clauses du cahier des clauses administratives générales, par une réclamation écrite notifiée au maître de l'ouvrage, doivent être regardés comme ayant renoncé, d'un commun accord avec le maître d'ouvrage, à l'application des stipulations de l'article 13-3 du CCAG ; qu'ainsi le décompte général établi par le maître de l'ouvrage leur était bien opposable alors même que ce dernier n'avait pas mis en demeure la SNC Beugnet d'établir un projet de décompte final ;

Considérant, en troisième lieu, que la procédure de réclamation préalable décrite ci-dessus, notamment le délai de six mois pour saisir le juge du contrat à la suite de la notification à l'entrepreneur de la décision prise sur les réclamations auxquelles a donné lieu le décompte général, résulte des clauses contractuelles auxquelles ont souscrit les parties en signant le marché, qui organisent ainsi des règles particulières de saisine du juge du contrat ; que, dès lors, si en vertu des dispositions alors applicables de l'article R. 104 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel, désormais reprises à l'article R. 421-5 du code de justice administrative, les délais de recours contre les décisions administratives ne sont opposables qu'à la condition d'avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision, ces dispositions n'étaient pas applicables au rejet par le maître de l'ouvrage de la réclamation préalable formée par les entrepreneurs à l'encontre du décompte général ;

Considérant, en quatrième lieu, que par un jugement du tribunal de commerce d'Arras du 7 août 1995, confirmé par un arrêt de la cour d'appel de Douai du 12 octobre 1995, un plan de redressement par voie de cession des 22 sociétés du groupe Beugnet, mandataire du groupement d'entreprises solidaires, a été arrêté ; que M. Darrousez a été maintenu en qualité d'administrateur judiciaire avec tous pouvoirs nécessaires à la mise en oeuvre de ce plan et nommé en qualité de commissaire à l'exécution du plan ; qu'ainsi, eu égard à l'étendue des pouvoirs conférés à M. Darrousez, qui était en particulier chargé d'exercer les droits et actions des sociétés débitrices cédées, la circonstance que la décision du 30 janvier 1996 n'a été notifiée qu'à ce dernier n'a pu faire obstacle à ce que le délai de recours contentieux commence à courir à compter de cette notification, alors même que la réclamation avait été présentée par les entrepreneurs et leur administrateur judiciaire ;

Considérant, en dernier lieu, que les stipulations de l'article 13-44 et de l'article 50-22 du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux ne prévoient pas, à la différence de celles de l'article 50-21, que, en cas de rejet implicite ou exprès du mémoire de réclamation prévu par ces stipulations, l'entreprise saisisse la personne responsable du marché d'un mémoire complémentaire ; qu'ainsi, quand bien même l'entrepreneur qui n'accepte pas la décision prise par le maître de l'ouvrage sur sa réclamation relative au décompte général, ou le rejet implicite de sa demande, adresse à la personne responsable du marché un mémoire complémentaire développant les raisons de son refus, ce mémoire complémentaire ne peut ni suspendre ni interrompre le délai de six mois prévu par l'article 50-32 du cahier des clauses administratives générales, dont le point de départ demeure fixé à la date de la notification à l'entrepreneur de la décision prise sur sa réclamation ; qu'il suit de là que la nouvelle réclamation du 12 avril 1996 n'a pu avoir pour effet de suspendre ou d'interrompre le délai de recours prévu par les stipulations précitées de l'article 50-32 du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés de travaux ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la demande présentée pour la société civile professionnelle d'administrateurs judiciaires Darrousez Bondroit, le groupement d'entreprises solidaires, la SNC Beugnet Grands Travaux et la société des Grands Travaux du Nord devant le tribunal administratif de Rouen était tardive et, par suite, irrecevable ;

Considérant que les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce soit mise à la charge de la SAPN, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, la somme que M. A demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ; qu'en revanche, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, en application de ces dispositions, de mettre à la charge de M. A une somme de 3 000 euros à verser à la SAPN et une somme du même montant à verser à M. B au titre des frais exposés par eux au cours de l'ensemble de la procédure ;

D E C I D E :
--------------
Article 1er : L'arrêt du 6 juillet 2006 de la cour administrative de Douai est annulé.

Article 2 : Le jugement du 4 novembre 2002 du tribunal administratif de Rouen est annulé en tant qu'il rejette la demande présentée pour la société civile professionnelle d'administrateurs judiciaires Darrousez Bondroit, le groupement d'entreprises SNC Beugnet Grands Travaux, la SNC Beugnet Grands Travaux et la société des Grands Travaux du Nord.

Article 3 : La demande présentée pour la société civile professionnelle d'administrateurs judiciaires Darrousez Bondroit, le groupement d'entreprises SNC Beugnet Grands Travaux, la SNC Beugnet Grands Travaux et la société des Grands Travaux du Nord devant le tribunal administratif de Rouen est rejetée.

Article 4 : M. A versera à la société des autoroutes Paris-Normandie une somme de 3 000 euros et une somme du même montant à M. B au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Les conclusions présentées par M. A au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 6 : La présente décision sera notifiée à M. Jean-Jacques A, à la société des autoroutes Paris-Normandie, à M. Jean B, à la société anonyme SCETAUROUTE et à M. Bernard Soinne.