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Avis rendu par le Conseil d'Etat le 6 décembre 2002 sur des questions de droit posées par un tribunal administratif ou une cour administrative d'appel (Applicabilité de l'article 1er I de la loi du 4 mars 2002 aux instances en cours)

 

Voir pour commentaire :
RFDA n° 2 du 1er mars 2003, pages 339-348, par Jacques Petit

Le Conseil d'Etat,

Sur le rapport de la 5e sous-section de la section du contentieux,

Vu, enregistré le 9 septembre 2002 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le jugement du 3 septembre 2002 par lequel le tribunal administratif de Paris, avant de statuer sur la demande de M. et Mme X. tendant à ce que l'Assistance publique-hôpitaux de Paris soit condamnée à leur verser, en réparation du préjudice résultant de la naissance de leur enfant avec un handicap non décelé pendant la grossesse, la somme de 91 470 EUR au titre de leur préjudice moral, la somme de 45 735 EUR au titre des troubles dans les conditions d'existence et la somme de 2 018 538 EUR au titre de leurs préjudices patrimoniaux, a décidé, par application des dispositions de l'article L. 113-1 du code de justice administrative, de transmettre le dossier de cette affaire au Conseil d'Etat, en soumettant à son examen les questions suivantes :

1° Les dispositions du I de l'article 1er de la loi du 4 mars 2002 sont-elles applicables aux instances en cours, alors même que les mesures prévues par le III de cet article 1er visant à déterminer les modalités de la prise en charge des personnes nées avec un handicap n'ont pas été prises ;

2° Les dispositions du I de l'article 1er de la loi du 4 mars 2002 sont-elles compatibles avec les stipulations des articles 5, 6, 8, 13 et 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention et des articles 14 et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ;

Vu les autres pièces du dossier transmis par le tribunal administratif de Paris ;
Vu la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble le premier protocole additionnel à cette convention ;
Vu le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ;
Vu la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé ;
Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Le Bihan-Graf, maître des requêtes ;
- les observations de la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de Mme X. ;
- les conclusions de M. Olson, commissaire du Gouvernement,

Rend l'avis suivant :

I. - L'article 1er de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé dispose que :

"I. - Nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance.

"La personne née avec un handicap dû à une faute médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque l'acte fautif a provoqué directement le handicap ou l'a aggravé, ou n'a pas permis de prendre les mesures susceptibles de l'atténuer.

"Lorsque la responsabilité d'un professionnel ou d'un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d'un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d'une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l'enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale.

"Les dispositions du présent I sont applicables aux instances en cours, à l'exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l'indemnisation.

"II. - Toute personne handicapée a droit, quelle que soit la cause de sa déficience, à la solidarité de l'ensemble de la collectivité nationale.

"III. - Le Conseil national consultatif des personnes handicapées est chargé, dans des conditions fixées par décret, d'évaluer la situation matérielle, financière et morale des personnes handicapées en France et des personnes handicapées de nationalité française établies hors de France prises en charge au titre de la solidarité nationale, et de présenter toutes les propositions jugées nécessaires au Parlement, visant à assurer, par une programmation pluriannuelle continue, la prise en charge de ces personnes [...]. "

II. - Sur la date d'entrée en vigueur de la loi

Le régime de responsabilité mentionné au deuxième alinéa du I de l'article 1er est institué au profit de la personne née avec un handicap dû à une faute médicale, que cette faute ait directement provoqué le handicap, qu'elle l'ait aggravé ou qu'elle ait empêché de prendre les mesures susceptibles de l'atténuer. Il est défini avec une précision suffisante pour être appliqué par les juridictions compétentes sans que l'intervention d'un nouveau texte soit nécessaire pour en préciser la portée.

Le régime de responsabilité défini au troisième alinéa du I de l'article 1er est institué, quant à lui, au profit des parents d'un enfant né avec un handicap, qui, à la suite d'une faute caractérisée d'un professionnel ou d'un établissement de santé, n'a pas été décelé pendant la grossesse. Il est suffisamment précis pour être appliqué sans que l'intervention de dispositions législatives ou réglementaires soit nécessaire. Sans doute prévoit-il que le préjudice incluant les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l'enfant, du handicap ne saurait être inclus dans le préjudice dont les parents peuvent obtenir réparation et que sa compensation relève de la solidarité nationale. Mais il résulte des termes mêmes de la loi, éclairés par les travaux préparatoires, que le législateur a entendu exclure la réparation de ce préjudice au motif que, s'il existe un lien de causalité entre cette faute et ce préjudice, ce lien n'est pas de nature à justifier que le préjudice soit réparé par l'auteur de la faute. En prévoyant que la compensation de ce préjudice relève de la solidarité nationale, le législateur n'a ainsi pas subordonné la mise en oeuvre du régime de responsabilité pour faute qu'il a défini à l'intervention de textes ultérieurs destinés à fixer les conditions dans lesquelles la solidarité nationale s'exercera à l'égard des personnes handicapées.

Il en résulte que, en l'absence de dispositions dans la loi prévoyant une entrée en vigueur différée de l'article 1er et alors, au surplus, que l'intention du législateur, révélée par les travaux préparatoires, a été de donner à ce texte une application immédiate, les dispositions de l'article 1er sont entrées en vigueur dans les conditions du droit commun à la suite de la publication de la loi au Journal officiel de la République française.

III. - Sur la compatibilité de la loi avec le droit international

1° Aux termes du I de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera [...] des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil [...]. " Aux termes de l'article 13 de cette convention : "Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente convention ont été violés, a droit à un recours effectif devant une instance nationale [...]. " Aux termes de l'article 14 de cette convention : "La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes les autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toutes les autres situations ". Aux termes de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention : "Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans des conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précitées ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général [...]. " Aux termes de l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques : "Tous sont égaux devant les tribunaux et les cours de justice. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera [...] des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil [...]. " Aux termes de l'article 26 du même texte : "Toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit, sans discrimination, à une égale protection de la loi. A cet égard, la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinions politiques ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. "

L'objet de l'aricle 1er de la loi du 4 mars 2002 est de définir un nouveau régime de réparation des préjudices subis par les enfants nés handicapés et par leurs parents, différent de celui qui résultait de la jurisprudence tant administrative que judiciaire. Ce régime prévoit la réparation, par une indemnité qu'évalue souverainement le juge, du préjudice directement causé à la personne née handicapée par une faute médicale et du préjudice directement causé aux parents de l'enfant né avec un handicap, qui, à la suite d'une faute médicale caractérisée, n'a pas été décelé pendant la grossesse. Il fait obstacle à ce que l'enfant né avec un handicap qui à la suite d'une faute médicale n'a pas été décelé pendant la grossesse, puisse obtenir de l'auteur de la faute réparation du préjudice correspondant aux charges particulières découlant, tout au long de sa vie, de ce handicap, alors que cette réparation était possible en application de la jurisprudence judiciaire. Il fait également obstacle à ce que les parents puissent obtenir de l'auteur de la faute réparation du préjudice correspondant aux charges particulières découlant, tout au long de la vie de l'enfant, du handicap de ce dernier, alors que cette réparation était possible en application de la jurisprudence administrative. Il subordonne enfin la réparation des autres préjudices subis par les parents de l'enfant à l'existence d'une faute caractérisée, alors que la jurisprudence administrative et la jurisprudence judiciaire se fondaient sur l'existence d'une faute non caractérisée.

Ce nouveau régime, décidé par le législateur pour des motifs d'intérêt général, tenant à des raisons d'ordre éthique, à la bonne organisation du système de santé et au traitement équitable de l'ensemble des personnes handicapées n'est incompatible ni avec les stipulations du 1 de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ni avec celles des articles 5, 8, 13 et 14 de cette convention, ni avec celles de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention, ni enfin avec celles des articles 14 et 26 du pacte sur les droits civils et politiques.

2° Le dernier alinéa du I de l'article 1er de la loi rend applicables les dispositions du I aux instances en cours, "à l'exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l'indemnisation".

Les motifs d'intérêt général que le législateur a pris en compte pour édicter les règles des trois premiers alinéas du I justifient, au regard des stipulations mentionnées dans la demande d'avis, que par le dernier alinéa du même I il ait décidé d'appliquer les dispositions nouvelles aux situations apparues antérieurement et aux instances en cours, tout en réservant, comme il le devait, les décisions juridictionnelles passées en force de chose jugée.

Le présent avis sera notifié au tribunal administratif de Paris, à M. et Mme X. et au ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées.

Il sera publié au Journal officiel de la République française.