REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 8 novembre 2002 et 10 mars 2003 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour Mme Monique X, demeurant ... ; Mme X demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler l'arrêt du 28 juin 2002 de la cour administrative d'appel de Nantes, en tant qu'il limite à la somme de 8 000 euros le montant de l'indemnité que le centre hospitalier régional universitaire de Rennes est condamné à lui verser en réparation du préjudice consécutif au décès de son époux survenu le 18 janvier 1993 dans cet établissement ;
2°) statuant au fond, de condamner le centre hospitalier régional universitaire de Rennes à lui verser une somme de 38 000 euros à titre de dommages-intérêts ;
3°) de condamner le centre hospitalier régional universitaire de Rennes à lui verser une somme de 3 200 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code de la sécurité sociale ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Maisl, Conseiller d'Etat,
- les observations de la SCP Gaschignard, avocat de Mme X et de Me Le Prado, avocat du centre hospitalier régional et universitaire de Rennes,
- les conclusions de M. Olson, Commissaire du gouvernement ;
Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête :
Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. Y, qui souffrait d'un rétrécissement aortique, a été admis au centre hospitalier régional universitaire de Rennes où il a subi, le 7 janvier 1993, une opération de remplacement d'une valve aortique par une bioprothèse et qu'il y est décédé subitement d'un arrêt cardiaque le 18 janvier suivant ; que Mme X avait soutenu devant la cour administrative d'appel de Nantes que la responsabilité du centre hospitalier régional et universitaire de Rennes était engagée notamment en raison de la faute qu'il aurait commise en administrant des produits anti-coagulants à son mari alors que ce type de traitement était contre-indiqué du fait d'une prédisposition de ce dernier à des ulcères hémorragiques pour lesquels il avait déjà été opéré en 1975 ; que la reconnaissance d'une telle faute aurait permis à la requérante de prétendre à une indemnisation de son préjudice plus favorable que celle qui lui a été allouée par l'arrêt attaqué en réparation d'un manquement à l'obligation d'information du patient ; qu'omettant de se prononcer sur la faute ainsi invoquée, l'arrêt est entaché d'irrégularité ; que Mme X est fondée à en demander l'annulation ;
Considérant qu'en application de l'article L. 821-2 du code de justice administrative, il y a lieu de régler l'affaire au fond ;
Sur la responsabilité :
Considération que Mme X soutient que le tribunal administratif de Rennes s'est fondé, pour écarter toute faute du centre hospitalier dans les soins prodigués à son mari, sur l'expertise que ce tribunal avait demandée au Professeur Duveau, alors que cette expertise faisait mention d'une note rédigée par le Professeur Le Guerrier qui avait opéré M. Y, sans que cette note ait été versée aux débats contradictoires ; qu'il ne résulte cependant pas de l'instruction que cette pièce ait eu une influence sur les conclusions de l'expertise ; que, dès lors, le moyen tiré de ce que le jugement attaqué aurait été rendu au terme d'une procédure qui aurait méconnu le principe du contradictoire doit être écarté ;
Considérant que lorsqu'un acte médical nécessaire au diagnostic ou au traitement du malade présente un risque dont l'existence est connue mais dont la réalisation est exceptionnelle et dont aucune raison ne permet de penser que le patient y soit particulièrement exposé, la responsabilité du service public hospitalier est engagée si l'exécution de cet acte est la cause directe de dommages sans rapport avec l'état initial du patient comme avec l'évolution prévisible de cet état, et présentant un caractère d'extrême gravité ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction, et sans qu'il soit besoin d'ordonner une nouvelle expertise, que le risque de décès encouru par M. Y à l'occasion de l'opération qu'il a subie, relative au remplacement d'une valve aortique, peut être évalué entre 4 et 10 pour cent ; qu'un tel risque ne peut être qualifié d'exceptionnel ; que, par suite, Mme X n'est pas fondée à invoquer la responsabilité sans faute du centre hospitalier régional universitaire de Rennes ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction que, dès que M. Y a connu un malaise, une aide-soignante est intervenue et a alerté le surveillant qui a entrepris sans délai les gestes de réanimation qui ont été poursuivis ensuite par l'équipe médicale d'anesthésie-réanimation ; que par ailleurs l'accident cardiaque subi par M. Y après onze jours de convalescence présentait un caractère imprévisible et n'aurait pas pu être prévenu par la mise en place d'un monitorage électronique ; que, par suite, le moyen tiré de ce que le centre hospitalier régional universitaire de Rennes aurait commis des fautes dans l'organisation et le fonctionnement du service engageant sa responsabilité doit être écarté ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction et notamment du rapport d'expertise, d'une part, que l'ancienne pathologie hémorragique pour laquelle M. Y avait été soigné en 1975 pouvait légitimement être estimée comme ne présentant plus de risques en 1993, date de l'opération cardiaque et, d'autre part, que la prévention du risque d'embolie dans le cas d'une opération relative au remplacement d'une valve cardiaque rendait strictement nécessaire l'administration d'un produit anti-coagulant tel que celui qui a été prescrit à M. Y ; que, dans ces conditions, et alors qu'au surplus il ne résulte pas de l'instruction que M. Y serait décédé des suites d'une hémorragie interne, Mme Y n'est pas fondée à soutenir qu'en administrant ces produits, le centre hospitalier régional universitaire de Rennes aurait commis une faute qui engagerait sa responsabilité ;
Considérant que lorsque l'acte médical envisagé, même accompli conformément aux règles de l'art, comporte des risques connus de décès ou d'invalidité, le patient doit en être informé dans les conditions qui permettent de recueillir son consentement éclairé ; que, si cette information n'est pas requise en cas d'urgence, d'impossibilité ou de refus du patient d'être informé, la seule circonstance que les risques ne se réalisent qu'exceptionnellement ne dispense pas les praticiens de leur obligation ;
Considérant que l'opération chirurgicale réalisée, même effectuée dans les règles de l'art, présentait des risques connus de décès et d'invalidité du patient ; que ces risques devaient être portés à la connaissance de ce dernier ;
Considérant que, si le chirurgien hospitalier atteste, dans des correspondances en date des 9 juin 1997 et 16 janvier 1998, soit quatre ans après le décès de M. Ysurvenu le 18 janvier 1993, avoir correctement informé ce dernier des risques de l'intervention envisagée, en particulier lors d'une consultation, le 29 décembre 1992, ces documents ne sont pas, à eux seuls, de nature à établir que ce praticien se serait acquitté de son obligation d'information ; que la circonstance que M. Y a été reçu par plusieurs praticiens avant l'intervention ne saurait davantage établir la réalité de ladite information ; que, dès lors, Mme X est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a écarté l'existence d'un manquement à cette obligation ;
Sur l'évaluation du préjudice :
Considérant que, dans les termes dans lesquels elle est formulée, la demande par laquelle Mme X sollicite le versement d'une somme de 250 000 F (38 112,25 euros) à titre de dommages et intérêts doit être regardée comme tendant à la réparation du préjudice moral résultant du décès de son époux ; qu'il sera fait une juste appréciation de ce chef de préjudice en le fixant à la somme de 24 000 euros ;
Considérant que la réparation du dommage résultant pour Mme X de la perte de chance de son époux de se soustraire au risque qui s'est finalement réalisé doit être fixée à une fraction de ce chef de préjudice ; que la pathologie cardiaque dont souffrait M. Y consistait en un rétrécissement aortique qui, dans la majorité des cas, conduit au décès dans un délai inférieur à deux ans ; qu'ainsi qu'il a été dit ci-dessus, le risque chirurgical peut être évalué entre 4 et 10 % en fonction de l'état général du patient, de ses facteurs de risques propres et des lésions coronaires associées ; qu'une intervention réussie rend probable, dans 65 % des cas, une survie à 5 ans ; que, compte tenu du rapprochement entre, d'une part, les risques inhérents à l'intervention et, d'autre part, les risques de décès à brève échéance qui étaient encourus en cas de renoncement à ce traitement, la fraction du préjudice correspondant à la perte de chance de se soustraire à l'intervention doit être fixée au tiers ; qu'ainsi il sera fait
une juste appréciation du préjudice moral subi par Mme X en fixant à 8 000 euros la réparation qui lui est due à ce titre ;
Sur les frais d'expertise :
Considérant que les frais d'expertise liquidés et taxés par ordonnance du président du tribunal administratif de Rennes à la somme de 2 800 F (426,86 euros) doivent être mis à la charge du centre hospitalier régional universitaire de Rennes ;
Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de condamner le centre hospitalier régional universitaire de Rennes à verser à Mme X une somme de 4 000 euros au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;
Décide :
Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes en date du 28 juin 2002 et les articles 1er et 3 du jugement du tribunal administratif de Rennes en date du 30 juin 1999 sont annulés.
Article 2 : Le centre hospitalier régional universitaire de Rennes versera à Mme X une somme de 8 000 euros.
Article 3 : Le centre hospitalier régional universitaire de Rennes supportera les frais d'expertise. L'article 2 du jugement du tribunal administratif de Rennes du 30 juin 1999 est réformé en ce qu'il a de contraire.
Article 4 : Le centre hospitalier régional universitaire de Rennes versera à Mme X une somme de 4 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le surplus des conclusions présentées par Mme X devant le Conseil d'Etat, devant la cour administrative d'appel de Nantes et devant le tribunal administratif de Rennes est rejeté.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à Mme Monique X, au centre hospitalier régional et universitaire de Rennes et au ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées.