Cet arrêt rendu par le Conseil d’Etat a le bénéfice de rappeler que le préjudice moral des victimes indirectes est proratisé à hauteur de la perte de chance subie par la victime directe.
Conseil d'État
5ème et 4ème sous-sections réunies
N° 293938
Inédit au recueil Lebon
M. Daël, président
M. Jean-Yves Rossi, rapporteur
M. Thiellay Jean-Philippe, commissaire du gouvernement
SCP ROCHETEAU, UZAN-SARANO ; LE PRADO, avocats
Lecture du vendredi 11 avril 2008
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 31 mai et 2 octobre 2006 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour M. et Mme Jean-Jacques A, demeurant ... ;
M. et Mme A demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler l'arrêt du 2 février 2006 par lequel la cour administrative d'appel de Nantes, après avoir annulé le jugement du 21 décembre 2004 du tribunal administratif de Caen condamnant le centre hospitalier d'Alençon à leur verser la somme de 16 000 euros en réparation de leur préjudice moral et la somme de 3 000 euros au titre du préjudice subi par leurs enfants mineurs, Guillaume et Alban, a rejeté leur demande présentée devant le tribunal administratif de Caen et leurs conclusions devant la cour ;
2°) réglant l'affaire au fond, de condamner le centre hospitalier d'Alençon au paiement d'une somme de 25 000 euros au bénéfice de Mme A, 15 000 euros au bénéfice de M. A et 5 000 euros au bénéfice de chacun des enfants, Guillaume et Alban, en réparation des préjudices qu'ils ont subis, avec tous intérêts de droit et les intérêts des intérêts ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Jean-Yves Rossi, Conseiller d'Etat,
- les observations de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano, avocat M. et Mme A et de Me Le Prado, avocat du centre hospitalier d'Alencon -Mamers,
- les conclusions de M. Jean-Philippe Thiellay, Commissaire du gouvernement ;
Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête ;
Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que Mme A s'est rendue, le 8 juin 2001, après rupture spontanée de la poche des eaux, au centre hospitalier d'Alençon, vers 13 heures, pour y accoucher de son troisième enfant ; qu'une surveillance par monitoring a été mise en place de 18h à 20h ; qu'après retrait de cette surveillance et alors qu'étaient survenues de légères contractions, il a été administré à Mme A un antalgique, un somnifère et un médicament destiné à arrêter les contractions ; qu'après son réveil, le lendemain à 7 heures, le monitoring puis une échographie ont révélé la mort de l'enfant in utero ;
que la cour administrative d'appel de Nantes, en jugeant que l'absence de surveillance de Mme A de 20 h à 7 h du matin n'avait pas constitué une faute ayant fait perdre aux parents une chance sérieuse de voir naître leur enfant, alors que la rupture de la poche des eaux était survenue et que de légères contractions étaient apparues le 8 juin en fin de journée, ce qui, selon l'expert, aurait dû conduire la sage-femme à prendre des nouvelles de la parturiente au moins deux fois dans la nuit pour vérifier l'absence de fièvre ainsi que l'absence de contractions utérines et de souffrance foetale, a entaché son arrêt d'une erreur dans la qualification juridique des faits ;
qu'il y a lieu, par suite, d'en prononcer l'annulation ;
Considérant qu'il y a lieu de faire application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative et de régler l'affaire au fond ;
Sur la responsabilité :
Considérant qu'ainsi qu'il a été dit ci-dessus et alors même que les résultats des examens pratiqués lors de l'admission étaient normaux, le tableau clinique de Mme A le 8 juin 2001 au soir aurait dû conduire à une surveillance épisodique nocturne de son état ; que si la mort de l'enfant, dont les causes demeurent inconnues, ne peut être directement imputée à ce défaut de surveillance, celui-ci a été à directement à l'origine d'une perte de chance d'éviter ce décès ; que le centre hospitalier d'Alençon ne saurait par suite soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Caen a jugé que cette faute était de nature à engager sa responsabilité ;
Sur le préjudice :
Considérant qu'il sera fait une juste appréciation du préjudice moral éprouvé par chacun des parents en l'évaluant à une somme de 17 000 euros et du préjudice moral éprouvé par chacun de leurs fils, respectivement nés en 1992 et en 1995, en l'évaluant à 2 000 euros ; que toutefois, lorsque la faute commise lors de la prise en charge ou le traitement d'un patient dans un établissement public hospitalier a fait perdre à celui-ci une chance d'éviter le dommage constaté, la réparation qui incombe à l'hôpital doit alors être évaluée à une fraction de ce dommage déterminée en fonction de l'ampleur de la chance perdue ;
qu'il ressort des pièces du dossier, notamment de l'expertise médicale, que le préjudice indemnisable doit, en l'espèce, être évalué à 50% du dommage soit 8 500 euros pour chacun des parents et 1 000 euros pour chacun des enfants ; que le centre hospitalier d'Alençon n'est par suite pas fondé à soutenir que le tribunal administratif de Caen a procédé à une appréciation exagérée du préjudice en le condamnant à verser à M. et Mme A, en leur nom personnel et en leur qualité de représentants légaux de leurs fils mineurs, la somme globale de 19 000 euros ;
Considérant que par la voie de l'appel incident M. et Mme A demandent que les sommes que le centre hospitalier d'Alençon est condamné à leur verser portent intérêt à compter du 22 juin 2001 ; qu'il y a lieu de faire droit à cette demande ; que la capitalisation des intérêts a été demandée le 2 octobre 2006 ; qu'à cette date il était dû plus d'une année d'intérêts ; qu'il y a lieu de faire droit à cette demande à cette date et à chaque échéance annuelle ultérieure ;
Considérant qu'il y a lieu dans les circonstances de l'espèce de faire application des dispositions de l'article L. 761-1 et de mettre à la charge du centre hospitalier d'Alençon une somme de 4 000 euros au titre des frais exposés par M. et Mme A et non compris dans les dépens ;
D E C I D E :
Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes en date du 2 février 2006 est annulé.
Article 2 : Les sommes que le centre hospitalier d'Alençon a été condamné à verser à M. et Mme A, pris respectivement en leur nom personnel et en leur qualité de représentants légaux de leurs fils Guillaume et Alban, par l'article 1 du jugement du tribunal administratif de Caen en date du 21 décembre 2004 porteront intérêt à compter du 22 juin 2001. Les intérêts seront capitalisés le 2 octobre 2006 et à chaque échéance annuelle ultérieure.
Article 3 : L'appel du centre hospitalier d'Alençon devant la cour administrative d'appel de Nantes et le surplus des conclusions de M. et Mme A devant la cour administrative d'appel de Nantes et devant le Conseil d'Etat sont rejetés.
Article 4 : Le centre hospitalier d'Alençon versera 4 000 euros à M. et Mme A en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. et Mme JeanJacques A, au centre hospitalier d'Alençon et à la caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe.