Si l'administrateur judiciaire se prononce pour la continuation du contrat, la personne publique ne peut, sans commettre de faute, procéder à sa résiliation unilatérale.
Conseil d'Etat
statuant
au contentieux
N° 87327 88242
lecture du mercredi 24 octobre 1990
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu 1°) sous le n° 87 327 la requête sommaire et le mémoire complémentaire enregistrés les 13 mai 1987 et 27 mai 1987 au secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour la Régie immobilière DE LA Ville de Paris, dont le siège est ..., représentée par son président en exercice, et tendant à ce que le Conseil d'Etat :
1- annule le jugement du 25 mars 1987 par lequel le tribunal administratif de Paris l'a condamnée à payer à la Société Y... une somme de 3 191 152,20 F et conjointement avec MM. X... et V..., à la Société Z... la somme de 2 764 090,12 F et à supporter les frais d'expertise d'un montant de 88 194,52 F ;
2- condamne conjointement et solidairement les sociétés Y... et Z... à lui verser la somme de 14 330 827,97 F avec intérêts de droit capitalisés par année échue à compter du 3 avril 1985 ;
3- subsidiairement, réforme le jugement attaqué en condamnant MM. X... et V... à la garantir de l'intégralité des condamnations prononcées à son encontre ;
Vu 2°) sous le n° 88 242 la requête, enregistrée au secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat le 5 juin 1987, présentée par MM. X... et V..., architectes, demeurant ..., et tendant à ce que le Conseil d'Etat :
1- annule le jugement du tribunal administratif de Paris du 25 mars 1987 rendu à leur préjudice et au profit de la Régie immobilière de la ville de Paris et de la Société Z... . ;
2- rejette les demandes présentées devant le tribunal administratif de Paris par les sociétés Y... et Z... et par la Régie immobilière de la ville de Paris ;
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
Vu l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Après avoir entendu :
- le rapport de M. Fratacci, Auditeur,
- les observations de … avocats,
- les conclusions de M. Abraham, Commissaire du gouvernement ;
Considérant que les requêtes de la Régie immobilière de la Ville de Paris et de MM. X... et V... tendent à l'annulation du même jugement et se rapportent à l'exécution du même marché de travaux publics ; qu'il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision ;
Considérant que par un marché en date du 30 juillet 1981, la Régie immobilière de la ville de Paris, agissant en qualité de maître d'ouvrage délégué de la ville de Paris, a confié la réalisation des passerelles mobiles du Palais Omnisports de Paris-Bercy du groupement d'entreprises formé par la Société des Etablissements Y..., chargée de la fabrication et de la pose des passerelles, mandataire commun du groupement, et la Société Z... , chargée du matériel de levage et de synchronisation ; qu'à la suite de la mise en règlement judiciaire de la Société des Etablissements Y..., la Régie immobilière de la Ville de Paris a, par décision du 9 juin 1983, résilié la part du marché qui incombait à ladite entreprise et a enjoint à la Société Z... de mener à terme l'exécution de la totalité du marché ; qu'à défaut de réponse de la Société Z... dans le délai qui lui avait été fixé, la Régie immobilière de la ville de Paris a mis en régie ladite part du marché, aux frais et risques de Z... ; que la part incombant à cette entreprise a fait l'objet d'une résiliation prononcée le 4 octobre 1983 ; que, par un jugement en date du 25 mars 1987, le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de la Régie immobilière de la ville de Paris tendant à ce que les Sociétés Y... et Z... soient condamnées solidairement à lui verser 14 330 877,97 F représentant le montant des sommes payées à la Société B... qui a terminé l'exécution du marché à la suite de la mise en régie, ainsi qu'une indemnité en réV...ion du préjudice subi, a condamné la Régie immobilière de la Ville de Paris à indemniser les deux entreprises des travaux supplémentaires qu'elles avaient effectués en versant, d'une part, à la Société Y... la somme de 3 191 152,20 F et, d'autre part, solidairement avec MM. X... et V..., architectes, à la Société Z... la somme de 2 764 090,12 F, a mis à sa charge les frais d'expertise et a condamné MM. X... et V... à garantir la Régie immobilière de la ville de Paris de 75 % des condamnations prononcées à son encontre au profit de la Société Y... et du paiement des frais d'expertise ;
Sur la recevabilité des demandes présentées par les Sociétés Y... et Z... devant le tribunal administratif de Paris :
Considérant qu'il résulte de l'article 47-14 du cahier des clauses administratives générales applicables au marché en cause, qu'en cas de différend entre le maître de l'ouvrage et l'entrepreneur, celui-ci doit adresser un mémoire de réclamation au maître de l'ouvrage avant de saisir le tribunal administratif compétent ; que cette stipulation s'applique à toutes les difficultés relatives aux droits et obligations des parties qui résultent de l'application du contrat, y compris celles qui peuvent naître de la résiliation de celui-ci ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction que, par une lettre du 27 mai 1983, le syndic au règlement judiciaire de la Société Y... a exposé à la Régie immobilière de la ville de Paris les circonstances qui avaient conduit cette entreprise à effectuer des travaux supplémentaires et le montant des frais qu'elle avait exposés de ce chef, dont le détail était joint à la lettre, et a sollicité une révision du prix prévu au marché ; que, par un mémoire en date du 25 avril 1984, la Société Z... a fait connaître à la Régie immobilière de la ville de Paris le détail et la cause des coûts supplémentaires subis par elle à l'occasion de ce marché, et en a sollicité le paiement ; qu'ainsi, et s'agissant du coût des travaux supplémentaires, seul chef d'indemnisation retenu par le tribunal administratif de Paris, la Régie immobilière de la ville de Paris n'est pas fondée à soutenir que, faute de réclamations préalables, les demandes présentées devant le tribunal administratif de Paris par les Sociétés Y... et Z... n'étaient pas recevables ;
Sur les condamnations prononcées au profit de la société des Etablissements Y... :
Considérant qu'aux termes de l'article 13-3 du cahier des clauses administratives générales applicable au marché : "Si l'augmentation de la masse des travaux est supérieure à l'augmentation limite définie à l'alinéa suivant, l'entrepreneur a droit à être indemnisé en fin de compte du préjudice qu'il a éventuellement subi du fait de cette augmentation au-delà de l'augmentation limite. L'augmentation est fixée pour un marché à prix forfaitaire au vingtième de la masse initiale" ; qu'il résulte de ces dispositions que la circonstance que ce marché ait été conclu à prix forfaitaires n'est pas à elle seule de nature à faire obstacle au paiement à l'entrepreneur de travaux supplémentaires dès lors que la masse initiale a été augmentée d'au moins un vingtième ;
Considérant que le marché de la Société Y... portait sur la fourniture et la pose de passerelles mobiles pour un poids total de 86 684 kilos ; que la masse des ouvrages effectivement réalisés s'est élevée à 180 683 kilos soit à plus du double de la masse initiale ; qu'il résulte de l'instruction et, notamment, du rapport de l'expert commis par les premiers juges que la sous-estimation de la masse initiale des travaux trouve son origine dans les calculs erronés effectués par les architectes qui avaient omis une partie des ouvrages ; que si l'article 115-06 du cahier des clauses techniques particulières (CCTP) faisait obligation à l'entrepreneur de vérifier les poids et quantités définis dans ce document l'absence de plan d'exécution précis ne permettait pas à la Société Y... de procéder à une telle vérification avant la mise au point du prototype achevée le 1er juillet 1982 ; qu'à cette date, la société Y... a avisé les maîtres d'oeuvre du poids total des passerelles, évalué à 150 450 kilos, qu'aucun avenant au marché n'a alors été conclu ;
Considérant qu'aux termes de l'article 13-4 du cahier des clauses administratives générales : "Lorsque la masse des travaux exécutés atteint la masse initiale, l'entrepreneur doit arrêter les travaux s'il n'a pas reçu un ordre de service lui notifiant la décision de poursuivre prise par le maître de l'ouvrage" ; qu'il résulte de l'instruction que la société Y... qui avait fait savoir aux architectes en juillet 1982 que la masse des travaux à réaliser dépasserait de beaucoup la masse initiale, a reçu, le 25 février 1983, un ordre de service lui ordonnant de réaliser son lot dans les délais fixés ; que, le 27 mai 1983, le syndic au règlement judiciaire de la société Y... a fait connaître à la Régie immobilière DE LA Ville de Paris le poids total atteint par les ouvrages livrés ou en cours de fabrication ; qu'à cette date, l'avancement du chantier était de 96 %, le poids des passerelles installées atteignant 95 % de la masse initiale prévue ; que la société a alors été invitée à poursuivre l'exécution du marché ; que, par suite, elle pouvait prétendre au règlement des travaux supplémentaires qu'elle avait exécutés ; que la Régie immobilière de la ville de Paris n'est, dès lors, pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif l'a condamnée à verser de ce chef à la société Y... la somme de 3 191 152,20 F ;
Sur les condamnations prononcées au profit de la Société Z... :
Considérant qu'il résulte de l'instruction que, postérieurement à la livraison complète, intervenue le 29 septembre 1982, du matériel de levage et de synchronisation qui faisait l'objet de la part de marché de la Société Z... , celle-ci a dû procéder au montage des passerelles à la demande du maître de l'ouvrage, en qualité de sous-traitant de la Société Y... ; que par suite de la mise en règlement judiciaire de cette entreprise, une partie des factures présentées par Z... au titre de cette prestation n'a pas été payée ; que la Société Z... a dû, au même moment, engager des frais supplémentaires pour la modification des treuils, après que les maîtres d' oeuvre aient précisé et accru leurs exigences en matière de sécurité, par rapport aux prescriptions du cahier des clauses techniques particulières (C.C.T.P.), et que lesdits matériels se soient révélés insuffisants par suite de l'alourdissement des charges, dont Z... n'avait pas été informée ; que ces dépenses ont été aggravées par les exigences du maître de l'ouvrage à son égard, postérieurement à la résiliation de la part de marché de la Société Y..., et auxquelles l'entreprise a tenté de donner satisfaction jusqu'à la résiliation de sa propre part de marché, intervenue le 26 septembre 1983 ; qu'ainsi, la Régie immobilière de la ville de Paris et MM. X... et V..., maîtres d'oeuvre, ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris les a condamnés solidairement à verser à la Société Z... la somme de 2 764 090,12 F, correspondant au montant des frais exposés, et aux factures impayées de la Société Y... ;
Sur les conclusions de la Régie immobilière de la ville de Paris tendant à ce que les sociétés Y... et Z... soient condamnées à lui verser la somme de 14 330 877,97 F correspondant d'une part au montant du marché de substitution passé avec la Société B..., et d'autre part à une indemnité de 5 193 206 F en réV...ion du préjudice subi :
Sur le moyen tiré du caractère définitif du décompte général, du marché faisant apparaître au profit de la Régie un solde de 14 330 877,97 F :
Considérant qu'aux termes de l'article 11-44 du cahier des clauses administratives générales : "L'entrepreneur doit, dans un délai compté à partir de la notification du décompte général, le renvoyer au maître d'oeuvre, revêtu de sa signature, sans ou avec réserves, ou faire connaître les raisons pour lesquelles il refuse de le signer. Ce délai est de trente jours si le marché a un délai d'exécution inférieur ou égal à six mois. Il est de quarante cinq jours dans le cas où le délai contractuel d'exécution du marché est supérieur à six mois" ; et qu'aux termes de l'article 11-45 : "Dans le cas où l'entrepreneur n'a pas renvoyé au maître d'oeuvre le décompte général signé dans le délai de trente jours ou de quarante cinq jours, fixé au 44 du présent article, ou encore, dans le cas où, l'ayant renvoyé dans ce délai, il n'a pas motivé son refus ou n'a pas exposé en détail les motifs de ses réserves en précisant le montant de ses réclamations, ce décompte général est réputé être accepté par lui ; il devient le décompte général et définitif du marché" ;
Considérant qu'à défaut du respect par l'entrepreneur de ces stipulations, le décompte général du marché devient définitif, nonobstant l'existence d'un litige pendant devant le tribunal administratif ;
Considérant toutefois qu'il ne résulte pas de l'instruction que la Société Z... ait reçu notification de l'ordre de service portant décompte général du marché ; que si la Société Y... doit être regardée comme en ayant reçu notification au plus tard le 1er mars 1985, date à laquelle elle a contesté ce décompte, la lettre par laquelle elle a émis ses réserves faisait référence à la demande déposée par elle le 28 mai 1984 devant le tribunal administratif de Paris, dont la Régie immobilière de la ville de Paris avait connaissance ; qu'ainsi, la Régie immobilière de la ville de Paris était à même d'apprécier la portée desdites réserves et que le décompte général ne saurait, dans les circonstances de l'espèce, être regardé comme définitif ;
Sur la régularité de la résiliation du marché de la Société Y... et de sa mise en régie aux frais de la Société Z... :
Considérant qu'aux termes de l'article 38 de la loi susvisée du 13 juillet 1967 :"Le syndic conserve en cas de règlement judiciaire ... la faculté d'exiger l'exécution des contrats en cours" ;
Considérant que par un jugement du 2 mai 1985, le tribunal de commerce de Poitiers a prononcé le règlement judiciaire de la Société des Etablissements Y... ; que si l'article 44-3 du cahier des clauses administratives générales applicable au marché en cause stipule qu'"en cas de règlement judiciaire ou de liquidation des biens de l'entrepreneur, la résiliation est prononcée, sauf si dans le mois qui suit la décision de justice intervenue, le syndic décide de poursuivre l'exécution du marché. La résiliation, si elle est prononcée, prend effet à la date de la décision du syndic de renoncer à poursuivre l'exécution du marché ou de l'expiration du délai d'un mois ci-dessus", la fixation de ce délai d'un mois est illégale comme n'étant pas prévue par les dispositions de la loi du 13 juillet 1967 ; que par une lettre du 27 mai 1983, le syndic au règlement judiciaire de la Société Y... a fait connaître à la Régie immobilière de la ville de Paris son intention de poursuivre l'exécution du marché ; qu'ainsi et alors même qu'il aurait simultanément demandé l'ouverture de discussions sur la fixation d'un nouveau prix pour les travaux déjà exécutés, le syndic ne peut être regardé comme ayant renoncé à poursuivre l'exécution du marché ; que, par suite, et sans qu'il soit besoin de statuer sur le caractère solidaire ou conjoint de groupement des Sociétés Y... et Z... , la résiliation du marché de la Sociétés Y... et la mise en régie aux frais de Z... étaient irrégulières et ne sauraient ouvrir droit à une indemnisation au profit de la Régie immobilière de la ville de Paris ni au titre du marché de substitution passé avec la société B… ni au titre d'un prétendu préjudice ;
Sur les conclusions de MM. X... et V..., architectes, tendant à être déchargés de leur garantie envers la Régie immobilière de la ville de Paris :
Considérant que les dispositions des articles 4 et suivants du décret du 28 février 1973 susvisé, qui prévoient une baisse de la rémunération des architectes en cas de dépassement du côut d'objectif fixé par le contrat d'ingénierie et d'architecture, ne font pas obstacle à ce que la Régie immobilière de la ville de Paris soit recevable à présenter à l'encontre de MM. X... et V..., architectes, chargés de la maîtrise d'oeuvre des travaux du Palais Omnisports de Paris-Bercy, des conclusions à fin de garantie ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction que le prix du marché de la Société Y... a été fixé en fonction d'un poids initial d'ouvrages figurant dans le cahier des clauses techniques particulières (C.C.T.P.), établi par les architectes à la suite des calculs insuffisants et entachés d'importantes omissions, notamment en ce qui concerne le noyau central des passerelles ; que, bien qu'ils aient été avisés par la Société Y..., le 1er juillet 1982, du poids réel atteint par le prototype, MM. X... et V... ont négligé d'alerter le maître d'ouvrage ; que les modifications des ouvrages imposées à la Société Y... en cours d'exécution du marché, et qui ont eu pour conséquence une augmentation importante du poids des passerelles, avaient pour a objet de remédier aux graves carences de la conception initiale ; que, par suite, MM. X... et V... ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris les a, d'une part, condamnés à garantir la Régie immobilière de la ville de Paris de 75 % de la condamnation prononcée contre elle au profit de la Société Y... et du paiement des frais d'expertise et les a, d'autre part, condamnés, solidairement avec la Régie à indemniser la Société Z... des préjudices subis par elle ;
Considérant toutefois que la Régie immobilière de la ville de Paris a commis une faute consistant en un défaut de surveillance caractérisé ; que, par suite, les conclusions de sa requête et de son recours incident tendant à ce que MM. X... et V... soit condamnés à la garantir de la totalité des condamnations prononcées à son encontre doivent être rejetées ;
Article 1er : La requête et le recours incident de la Régie immobilière de la ville de Paris et la requête de MM. X... et V... sont rejetées.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la Régie immobilière de la ville de Paris, MM. X... et V..., à la Société des Etablissements Y..., à la Société Z... et au ministre de l'intérieur.