Par cet arrêt, la cour administrative d’appel de Marseille considère que l’absence de transfert d’un patient vers un hôpital disposant de moyens techniques permettant d’affiner le diagnostic et de mettre en œuvre un traitement adapté engage la responsabilité du service public hospitalier. Elle estime ainsi que cette absence de transfert doit être regardée comme ayant compromis les chances du patient d’obtenir une amélioration de son état de santé ou d’échapper à son aggravation.
COUR ADMINISTRATIVE D’APPEL DE MARSEILLE
3ème chambre
N° 07MA02843
Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 26 juin 2008,
- le rapport de Mme Massé-Degois, rapporteur ;
- les observations de Me Pellegrin pour M. B. et de Me Demailly pour le centre hospitalier de Gap ;
- et les conclusions de M. Dubois, commissaire du gouvernement ;
Lecture du 4 septembre 2008
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la requête, enregistrée le 18 juillet 2007, présentée pour M. Jean B. par Me Pellegrin, élisant domicile (...) ; M. B. demande à la Cour :
1°) d'annuler l'article 1er du jugement n°0309007 en date du 22 mai 2007 par lequel le Tribunal administratif de Marseille a rejeté sa requête tendant à la condamnation du centre hospitalier de Gap à lui payer la somme de 388 800 euros en réparation de ses préjudices ;
2°) de condamner le centre hospitalier de Gap à lui verser la somme de 388 800 euros en réparation des préjudices qu'il a subis ;
3°) de mettre à la charge du centre hospitalier de Gap la somme de 10 000 euros au titre des frais d'instance ;
Vu le code de la sécurité sociale et notamment son article L.376-1 ;
Vu le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Considérant que M. B., victime d'un accident de bicyclette le 14 juillet 1999, a été admis au centre hospitalier de Gap aux environ de 20 heures ; qu'il est atteint d'une tétraplégie définitive et soutient que le centre hospitalier de Gap en ne posant pas le bon diagnostic et en n'envisageant pas, en temps utile, son transfert dans un établissement de soins équipé pour traiter les lésions qu'il présentait, a commis des fautes de nature à engager sa responsabilité ; qu'il demande à la Cour d'annuler l'article 1er du jugement du 22 mai 2007 par lequel le Tribunal administratif de Marseille a rejeté sa requête tendant à voir condamner ledit centre hospitalier à lui payer la somme de 388 800 euros en réparation de ses divers préjudices ;
Sur la responsabilité :
Considérant, en premier lieu, qu'il résulte de l'instruction et notamment du rapport de la première expertise diligentée devant le Tribunal administratif de Marseille par un praticien spécialisé en neurochirurgie que M. B. se trouvait, à son arrivée à l'hôpital de Gap, dans un état clinique et neurologique satisfaisant ; que, toutefois, alors que le scanner cérébral pratiqué vers 23 heures, en raison de céphalées et de vomissements, n'avait pas permis de déceler de lésion à type de complication hémorragique intra-crânienne, le tableau clinique s'est aggravé à nouveau aux environs d'une heure du matin après une phase d'amélioration ; qu'il résulte également de l'instruction que l'évolution de la pathologie présentée par M. B. dans la nuit était anormale, exceptionnelle et difficilement rattachable à la pathologie traumatique initiale ; que, si le premier expert a estimé que pour un « œil averti », le patient présentait dès une heure du matin des signes de souffrance aiguë du tronc cérébral et que si, à ce moment, un examen neurologique avait été effectué par un neurologue averti, la souffrance neurologique aurait pu être affirmée, l'homme de l'art a cependant relevé les difficultés de diagnostic du fait du caractère inhabituel des signes de souffrance aiguë tels que ceux présentés par M. B. qui ne se sont pas, au cas particulier, accompagnés de coma avec perte de connaissance complète ; qu'il résulte, par ailleurs, du deuxième rapport d'expertise diligentée devant le Tribunal administratif de Marseille par un spécialiste en neurologie que le centre hospitalier de Gap, qui ne disposait pas de moyen technique de vérification, se trouvait dans l'impossibilité d'approfondir la recherche étiologique de l'aggravation de l'état de M. B. et d'établir ainsi de manière certaine la cause de la souffrance permettant une décision thérapeutique dès une heure du matin ; qu'il résulte, en outre, de l'instruction que seul un transfert vers une structure de soins disposant de moyens d'investigations nécessaires dès une heure du matin aurait permis d'établir de manière précise le diagnostic de la souffrance de M. B., consistant en une dissection du tronc basilaire, décision qui aurait pu permettre la mise en œuvre d'un traitement dans un délai utile ; qu'il s'ensuit qu'il ne peut être reproché au centre hospitalier de Gap, eu égard aux éléments qui précèdent, de ne pas avoir posé le diagnostic exact de la pathologie dont souffrait M. B. dès une heure du matin ;
Considérant, en deuxième lieu, qu'à la date des faits, les traitements recommandés en première intention de la dissection artérielle étaient la fibrinolyse ou la radiologie interventionnelle intra-artérielle dans un délai de six heures ; que, toutefois, ces techniques présentaient des impératifs si lourds en terme de matériel, de personnel et de délai d'intervention, qu'elles n'étaient réalisables que dans des centres spécialisés de quelques hôpitaux ; qu'au cas d'espèce, le plus proche centre spécialisé se trouvait à l'hôpital de la Timone à Marseille ; que ce service, contacté vers 7 heures 30 du matin par le centre hospitalier de Gap, ne disposait alors d'aucune place disponible pour accueillir M. B. ; que, par suite, l'absence de mise en place de tels traitements ne saurait engager la responsabilité du centre hospitalier de Gap ;
Considérant, en troisième lieu, que lorsque les techniques de thrombolyse ou de radiologie interventionnelle sont irréalisables, comme au cas présent du fait d'un manque de structure disponible, les dissections artérielles étaient traitées à la date des faits, par anti-coagulation à l'héparine à condition que la mise en œuvre de ce traitement n'excède pas un délai de dix heures au-delà duquel les lésions deviennent irréversibles ; que, d'une part, il résulte de l'instruction que l'application à M. B. à une heure du matin d'un traitement anticoagulant sur une simple présomption de diagnostic de dissection artérielle était exclue du fait des dangers de ce traitement, y compris létaux ; qu'ainsi, il ne saurait être reproché au centre hospitalier de Gap de ne pas avoir mis en œuvre une telle anti-coagulation dès une heure du matin ; que, d'autre part, si le second expert a relevé l'absence d'argument pour préjuger et quantifier les effets positifs, négatifs ou nuls qu'aurait pu avoir cette anti-coagulation et rappelé que l'efficacité de ce traitement était discutée et non statistiquement prouvée, il a toutefois admis qu'après la confirmation du diagnostic de thrombose artérielle, l'administration d'héparine constituait le seul espoir modeste mais réaliste de traitement ; que, dès lors, le fait pour les praticiens du centre hospitalier de Gap de ne pas avoir fait transférer le patient aux environs d'une heure du matin vers un centre disposant de moyens techniques permettant d'affiner le diagnostic et de mettre en œuvre ensuite un traitement par héparine, qui faisait référence en matière de pratique médicale, doit être regardé comme ayant compromis les chances de M. B. d'obtenir une amélioration de son état de santé ou d'échapper à son aggravation ;
Sur les droits à réparation :
Considérant que, dans le cas où la faute commise lors de la prise en charge ou le traitement d'un patient dans un établissement public hospitalier a compromis ses chances d'obtenir une amélioration de son état ou d'échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de la faute commise par cet établissement et qui doit être intégralement réparé n'est pas le dommage corporel constaté, mais la perte de chance d'éviter que ce dommage soit advenu ; que la réparation qui incombe à l'hôpital doit alors être évaluée à une fraction du dommage déterminée en fonction de l'ampleur de la chance perdue ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction et notamment des deux rapports d'expertise que M. B. est atteint de manière définitive d'une invalidité de 100% et que la fraction des préjudices subis par M. B. liée à l'absence de mise en œuvre de l'héparinothérapie qui constituait le seul moyen de limiter l'extension de la thrombose représente 20% des séquelles existantes ; que du fait, d'une part, de l'absence d'argument pour quantifier les effets qu'aurait pu avoir cette anti-coagulation et, d'autre part, de ce que l'administration d'héparine en temps utile constituait le seul espoir modeste mais réaliste de traitement, le préjudice indemnisable doit, en l'espèce, être fixé à 50% du dommage corporel ; que, compte-tenu de ce qui précède, il y a lieu de fixer à 10% du montant des préjudices subis par M. B. la réparation qui doit être mise à la charge du centre hospitalier ;
Considérant qu'en application des dispositions de l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale dans sa rédaction résultant de la loi du 26 décembre 2006 portant financement de la sécurité sociale pour 2007 le juge, saisi d'un recours de la victime d'un dommage corporel et d'un recours subrogatoire d'un organisme de sécurité sociale doit, pour chacun des postes de préjudices patrimoniaux et personnels, déterminer le montant du préjudice en précisant la part qui a été réparée par des prestations de sécurité sociale et celle qui est demeurée à la charge de la victime ; qu'il lui appartient ensuite de fixer l'indemnité mise à la charge de l'auteur du dommage au titre du poste de préjudice en tenant compte, s'il a été décidé, du partage des responsabilités avec la victime ; que le juge doit allouer cette indemnité à la victime dans la limite de la part du poste de préjudice qui n'a pas été réparée par des prestations, le solde, s'il existe, étant alloué à l'organisme de sécurité sociale ;
Considérant qu'en l'absence de dispositions réglementaires définissant les postes de préjudice, il y a lieu, pour mettre en œuvre la méthode sus-décrite, de distinguer, parmi les préjudices de nature patrimoniale, les dépenses de santé, les frais liés au handicap, les pertes de revenus, l'incidence professionnelle et les autres dépenses liées à ce dommage ; que parmi les préjudices personnels, sur lesquels l'organisme de sécurité sociale ne peut exercer son recours que s'il établit avoir effectivement et préalablement versé à la victime une prestation réparant de manière incontestable un tel préjudice, il y a lieu de distinguer, pour la victime directe, les souffrances physiques et morales, le préjudice esthétique et les troubles dans les conditions d'existence, envisagés indépendamment de leurs conséquences pécuniaires ;
En ce qui concerne les préjudices à caractère patrimonial de M. B. :
Considérant que M. B. justifie, avoir exposé la somme totale de 40 464,40 euros au titre de l'achat d'un fauteuil roulant, de l'aménagement d'un véhicule fourgon et de celui de la salle de bains, de l'acquisition d'un siège de douche, d'un ordinateur et d'un logiciel de communication, d'un sur-matelas, d'une sangle, d'un lit médicalisé, de divers matériels médicaux, d'un fauteuil électrique et de l'adaptation de son lieu de vie ainsi que de l'ouverture d'une chambre pour surveillance ; que, compte-tenu de la fraction du préjudice mis à la charge du centre hospitalier de Gap, celui-ci doit, par suite, être condamné à verser à M. B. la somme de 4 046,44 euros ;
Considérant, en revanche, que le requérant ne justifie pas, par la seule production de factures insuffisamment renseignées et en l'absence d'explications, de ce que l'achat d'un véhicule Kangoo et les frais de création d'une véranda présenteraient un lien direct et certain avec la perte de chance qu'il incombe au centre hospitalier de réparer ;
Considérant que l'état de santé susdécrit de M. B. nécessite, selon les conclusions des experts, l'assistance d'une tierce personne deux heures supplémentaires par jour du fait de la perte de chance ; que, compte tenu de la fraction de la réparation du préjudice mise à la charge de l'hôpital, du coût horaire d'une telle assistance et de l'âge de M. B., ce poste de préjudice dont il ne résulte pas de l'instruction qu'il soit pris en charge en totalité ou en partie par l'organisme social doit être réparé par l'allocation d'une rente annuelle de 5 475 euros indexée par application des coefficients de revalorisation prévus par l'article L.434-17 du code de la sécurité sociale et due à compter de la date du 21 mai 2000, date de son retour à son domicile ;
Considérant, enfin, qu'aucune somme ne saurait être allouée au titre des frais, non justifiés, d'orthophoniste et d'orthoptiste ;
Considérant qu'alors même que la caisse d'assurance maladie des professions libérales Provinces, régulièrement appelée à la cause en première instance, a informé la juridiction administrative de ce qu'elle n'entendait plus faire valoir sa créance, il résulte de l'instruction que la caisse, compte-tenu de la fraction du dommage déterminée en fonction de l'ampleur de la chance perdue, a exposé des frais d'hospitalisation à compter de la date du 15 juillet 1999 pour un montant de 15 242 euros et supportera la charge de frais futurs à hauteur de la somme de 19 680,50 euros ; que ces sommes ne trouvent toutefois pas, au cas d'espèce, à s'imputer sur la fraction du préjudice patrimonial de M. B. ;
En ce qui concerne le préjudice personnel de M. B. :
Considérant qu'il sera fait une juste appréciation du pretium doloris et du préjudice esthétique très importants ainsi que des troubles dans ses conditions d'existence y compris le préjudice d'agrément du fait notamment de l'invalidité totale dont M. B. est désormais définitivement atteint, en les fixant à la somme globale de 200 000 euros ; que, compte tenu de la fraction de la réparation du préjudice mise à la charge du centre hospitalier de Gap, celui-ci doit, par suite, être condamné à verser à M. B. la somme de 20 000 euros ;
Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ce qui précède que M. B. est fondé à soutenir que c'est à tort que, par l'article 1er du jugement attaqué, le Tribunal administratif de Marseille a rejeté sa demande à concurrence des sommes allouées par le présent arrêt ;
Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du centre hospitalier de Gap le versement à M. B. de la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;
DECIDE
Article 1er : L'article 1er du jugement n° 0309007 du 22 mai 2007 du Tribunal administratif de Marseille est annulé.
Article 2 : Le centre hospitalier de Gap versera à M. B. la somme de 24 046,44 euros ainsi qu'une rente annuelle de 5 475 euros indexée par application des coefficients de revalorisation prévus par l'article L.434-17 du code de la sécurité sociale à compter de la date du 21 mai 2000.
Article 3 : Le centre hospitalier de Gap versera à M. B. la somme de 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article L.761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. Jean B., au centre hospitalier de Gap, à la caisse d'assurance maladie des professions libérales provinces et au ministre de la santé, de la jeunesse, des sports et de la vie associative.