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Cour administrative d'appel de Paris, 9 juin 1998, Mme X.

N° 95PA03104 RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
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Mme X

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M. RACINE
Président
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M. SIMONI
Rapporteur
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Mme HEERS
Commissaire du Gouvernement
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Séance du 26 mai 1998
Lecture du 9 juin 1998

 

LA COUR ADMINISTRATIVE D'APPEL DE PARIS
(Formation plénière)

VU, enregistrée au greffe de la cour le 11 août 1995, la requête de Mme X, demeurant (...), présentée par -Me GARAY, avocat ; Mme X demande à la cour :

l°) d'annuler le jugement n° 92-11047/3 du 23 novembre 1994 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté ses conclusions tendant à ce que l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris soit condamnée à lui verser la somme de 100.000 F, en réparation du préjudice moral que lui a causé la transfusion sanguine pratiquée contre son gré lors de l'intervention chirurgicale dont elle a fait l'objet, au centre hospitalier universitaire Henri Mondor de Créteil le 17 novembre 1990 ;

2°) de condamner l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris à lui verser cette somme ;

3°) de condamner l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris à lui verser la somme de 10.000F en application des dispositions de l'article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;

Mme X soutient que lors de l'intervention précitée, elle a reçu des produits sanguins alors qu'elle avait déposé une déclaration faisant clairement état de sa volonté contraire, qu'il a été ainsi porté atteinte au principe de l'inviolabilité du corps humain, prévu par l'article 16-1 du code civil, ainsi qu'aux convictions morales et religieuses qui sont les siennes en sa qualité de témoin de Jéhovah ; qu'il en résulte pour elle un préjudice moral certain, d'ailleurs admis par l'administration ; qu'en tardant à prendre la décision d’intervenir, les médecins ont commis une faute qui leur a permis ensuite de s'abriter derrière la notion d'urgence pour justifier le recours à la transfusion ; que la mise en œuvre immédiate de techniques de substitution aurait évité le dommage, d'autant que l'hémorragie diffuse qui s'était déclarée dans la nuit du 16 au 17 novembre 1990 n'avait créé aucune situation d'urgence médicale et ne mettait pas en danger la vie de la patiente ; que la pratique de la transfusion sanguine constitue, en outre, une violation des articles 3 (traitements inhumains et dégradants), 5 (liberté individuelle) et 9 (liberté de conscience) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

VU le jugement attaqué ; VU le mémoire en défense, présenté le 18 novembre 1995 pour l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris, par Me FOUSSARD, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation ; l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris demande le rejet de la requête et à la condamnation de la requérante à lui payer la somme de 10.000 F au titre de l'article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ; l'établissement public soutient qu'eu égard à l'importance de l'hémorragie survenue dans la nuit du 16 au 17 novembre 1990, le recours à la transfusion, évité aussi longtemps que possible, est apparu comme seul susceptible de rétablir le volume sanguin de la patiente ; que les traitements successivement mis en œuvre au préalable étaient adaptés et ont été administrés sans retard; que faute de solution alternative, l'urgence commandait, pour assurer la survie de la patiente, de recourir à la transfusion ; que le médecin a la faculté de passer outre à la volonté du malade en cas de danger immédiat pour la vie de celui-ci qu'en tout état de cause l'évaluation du préjudice faite par la requérante est exagérée ;

VU, enregistré le 21 avril 1998, le mémoire présenté pour Mme X, tendant aux mêmes fins que la requête par les mêmes moyens et, en outre, par le motif que le nouvel article L. 16-3 du code civil s'oppose à ce que quiconque puisse être soumis à un acte médical contre sa volonté ;

VU les autres pièces du dossier ;

VU la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

VU le code civil ;

VU le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;

VU la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;

VU la loi n° 94-653 du 29 juillet 1994 ;
VU le décret n° 79-506 du 28 juin 1979 ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 26 mai 1998 :
- le rapport de M. SIMONI, président,
- les observations de Me GARAY, avocat, pour Mme X,
- et les conclusions de Mme HEERS, commissaire du Gouvernement ;

Considérant que Mme X a été admise le 14 novembre 1990 au centre hospitalier universitaire Henri Mondor de Créteil pour y recevoir des soins de chirurgie réparatrice consécutifs à une mammectomie et à la pose d'une prothèse mammaire effectuées le 23 août 1990 ; qu'une phlébite du mollet droit ayant été diagnostiquée le lendemain de l'intervention soit le 16 novembre au matin, la patiente fut soumise à un traitement anticoagulant, interrompu vingt-quatre heures plus tard lorsque se déclarait une hémorragie au niveau de la plaie opératoire du sein droit ; que, devant l'importance de cette hémorragie - qui entraîna notamment la perte en soixante minutes de plus du tiers de la masse sanguine de la malade - et la forte baisse concomitante de la tension artérielle, une nouvelle intervention chirurgicale fut pratiquée d'urgence le 17 novembre au matin au cours de laquelle il fut décidé de procéder à une transfusion sanguine ; que cette dernière intervention n'ayant eu que des suites simples, Mme X a pu quitter l'hôpital le 24 novembre 1990 ;

Considérant que la requérante demande la condamnation de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris à l'indemniser du préjudice moral qu'elle estime avoir subi du fait que des produits sanguins lui ont été administrés alors qu'en qualité de témoin de Jéhovah, elle avait clairement exprimé par écrit son refus de toute thérapeutique faisant intervenir "l'utilisation du sang sous quelque forme que ce soit" et que ce refus avait été porté à la connaissance des médecins hospitaliers ainsi qu'il résulte de l'expertise ordonnée par arrêt de la cour en date du 1er décembre 1992 ;

Considérant, en premier lieu, que l'obligation faite au médecin de toujours respecter la volonté du malade en état de l'exprimer, obligation énoncée à l'article 7 du décret du 28 juin 1979 portant code de déontologie médicale et ultérieurement reprise à l'article 36 du décret du 6 septembre 1995 modifiant le décret susmentionné, si elle puise son fondement dans les principes d'inviolabilité et d'intégrité du corps humain, ultérieurement retranscrits par le législateur aux articles 16-1 et 16-3 du code civil, n'en trouve pas moins sa limite dans l'obligation qu'a également le médecin, conformément à la finalité même de son activité, de protéger la santé, c'est-à-dire en dernier ressort, la vie elle-même de l'individu ;

Considérant que, par suite, ne saurait être qualifié de fautif le comportement de médecins qui, dans une situation d'urgence, lorsque le pronostic vital est enjeu et en l'absence d'alternative thérapeutique, pratiquent les actes indispensables à la survie du patient et proportionnés à son état, fût-ce en pleine connaissance de la volonté préalablement exprimée par celui-ci de les refuser pour quelque motif que ce soit ;

Considérant qu'il résulte de l’instruction et notamment du rapport de l'expert qu'eu égard, d'une part, à l'importance et à la soudaineté de l'hémorragie ainsi qu'au risque vital qui en résultait pour Mme X, d'autre part, au fait qu'aucune thérapeutique de remplacement ne pouvait être envisagée, le recours en dernière extrémité à la transfusion était, en l'espèce, indispensable ; qu'ainsi, ce recours, alors même qu'il est intervenu contre le gré de la patiente, n'a présenté aucun caractère fautif ;

Considérant en deuxième lieu, que l'affirmation de Mme X selon laquelle les médecins n'ont été conduits à pratiquer une transfusion sanguine que par suite du retard qu'ils auraient mis à prendre les décisions que son état appelait, est démentie par 1’instruction, notamment par le rapport d’expertise d’où il ressort que l'intéressée a fait l'objet d'un suivi médical constant et a reçu, en temps utile, les médications appropriées ;

Considérant en troisième lieu, que Mme X soutient que l'hôpital aurait méconnu, en ce qui la concerne, les dispositions des articles 3, 5 et 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; que la transfusion sanguine dont elle a fait l'objet ne saurait constituer ni un traitement inhumain ou dégradant au sens des dispositions de l'article 3 de ce texte, ni une privation du droit à la liberté dont l'article 5 garantit la protection ; qu'enfin, si la thérapeutique appliquée à la requérante a pu en l'espèce, eu égard à la qualité de témoin de Jéhovah de l'intéressée, constituer une atteinte à la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, mentionnée à l'article 9 de la convention, cette circonstance n’est nullement constitutive d'une violation de cette disposition, dès lors qu'elle résulte, ainsi qu'il a été dit ci-dessus, du respect par le médecin de l'obligation de protection de la santé et donc, en dernier ressort, de la vie qui s'impose à lui ;

Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ce qui précède que la requérante n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande d'indemnité ;

Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel :

Considérant que ces dispositions font obstacle à ce que l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris, qui dans la présente instance n'est pas la partie perdante, soit condamnée au versement de la somme réclamée par Mme X au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ; que, dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de faire droit à la demande présentée par l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris sur le même fondement ;

DECIDE :

Article 1er : La requête de Mme X est rejetée.

Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à Mme X, à l'Assistance publique- - Hôpitaux de Paris et au ministre de l'emploi et de la solidarité (secrétaire d'Etat à la santé). Copie en sera adressée à MM. les professeurs Vildé et Régnier, experts, et au président du Conseil national de l'ordre des médecins.

Délibéré à l'audience du 26 mai 1998 où siégeaient

Le président de la formation de jugement M. RACINE, président de la cour,

Le rapporteur, M. SIMONI, président,

Les assesseurs, Mme LEFOULON, M. DUVILLARD et
M. ROUVIERE présidents de chambre, Mme CAMGUILHEM et M. GIRO, présidents.

PRONONCE A PARIS, EN AUDIENCE PUBLIQUE,
LE 9 JUIN 1998.

Le Président, Le Rapporteur,

P. F. RACINE B. SIMONI

Le Greffier,
C. MERITTE

La République mande et ordonne au ministre de l'emploi et de la solidarité, en ce qui le concerne et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.