Le Conseil constitutionnel a été saisi, le 7 juin 2001, par MM. Bernard Seillier, Jean Chérioux, Claude Huriet, James Bordas, Paul Girod, Philippe Adnot, Denis Badré, Jean Bernard, Roger Besse, Laurent Béteille, Jean Bizet, Maurice Blin, André Bohl, Robert Calmejane, Auguste Cazalet, Jean Clouet, Philippe Darniche, Paul d'Ornano, Charles-Henri de Cossé-Brissac, Philippe de Gaulle, Christian de La Malène, Henri de Richemont, Robert Del Picchia, Désiré Debavelaere, Fernand Demilly, Marcel Deneux, Jacques Donnay, Roland du Luart, Hubert Durand-Chastel, Daniel Eckenspieller, Michel Esneu, Hilaire Flandre, Gaston Flosse, Alfred Foy, Patrice Gélard, Adrien Gouteyron, Georges Gruillot, Hubert Haenel, Emmanuel Hamel, Mme Anne Heinis, MM. Jean-Jacques Hyest, Charles Jolibois, Bernard Joly, Alain Joyandet, Patrick Lassourd, Robert Laufoaulu, Edmond Lauret, Guy Lemaire, Jean-Louis Lorrain, Jacques Machet, André Maman, Philippe Marini, Pierre Martin, Louis Mercier, Michel Mercier, Louis Moinard, Georges Mouly, Philippe Nogrix, Joseph Ostermann, Jacques Oudin, Jacques Peyrat, Charles Revet, Henri Revol, Philippe Richert, Michel Souplet, Louis Souvet, Martial Taugourdeau, Alex Turk, André Vallet, Alain Vasselle, Nicolas About, Serge Franchis, Michel Pelchat, Bernard Barraux, Jacques Bimbenet, Alain Dufaut, Jean Pépin et Christian Demuynck, sénateurs, dans les conditions prévues à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, de la conformité à celle-ci de la loi relative à l'interruption volontaire de grossesse et à la contraception ;
Le Conseil constitutionnel,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment le chapitre II du titre II ;
Vu la loi organique n° 96-312 du 12 avril 1996 portant statut de la Polynésie française ;
Vu le code civil ;
Vu le code pénal ;
Vu le code de la santé publique ;
Vu les observations du Gouvernement enregistrées au secrétariat général le 15 juin 2001 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant que les sénateurs auteurs de la saisine défèrent au Conseil constitutionnel la loi relative à l'interruption volontaire de grossesse et à la contraception, définitivement adoptée le 30 mai 2001, et contestent la conformité à la Constitution, en tout ou en partie, de ses articles 2, 4, 5, 8 et 19 ;
Sur l'allongement à douze semaines du délai pendant lequel peut être pratiquée une interruption volontaire de grossesse lorsque la femme enceinte se trouve dans une situation de détresse :
2. Considérant que l'article 2 de la loi déférée, qui modifie l'article L. 2212-1 du code de la santé publique, porte de dix à douze semaines de grossesse le délai pendant lequel peut être pratiquée une interruption volontaire de grossesse lorsque la femme enceinte se trouve, du fait de son état, dans une situation de détresse ;
3. Considérant que, selon les requérants, cette disposition :
- méconnaîtrait le principe de la sauvegarde de la dignité humaine contre toute forme de dégradation en raison, en particulier, du « risque certain de pratique eugénique tendant à la sélection des enfants à naître » résultant, d'après les requérants, de la possibilité de déceler, à ce stade de la croissance du foetus, « un plus grand nombre d'anomalies » et de « discerner le sexe de l'enfant à naître » ;
- porterait atteinte, selon les requérants, « au principe du respect de tout être humain dès le commencement de sa vie » dès lors que la loi autorise l'interruption du développement « d'un être humain ayant accédé au stade du foetus », lequel « constitue une personne humaine en puissance » et jouirait « d'une protection juridique renforcée » ;
- méconnaîtrait, en ignorant les obligations de prudence qui s'imposent au législateur « en l'absence de consensus médical » sur ces questions, le principe de précaution qui constituerait un objectif de valeur constitutionnelle résultant de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ;
- violerait enfin le onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, le « changement de la nature et de la technique de l'intervention » faisant courir des risques médicaux accrus à la femme ;
4. Considérant qu'il n'appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de remettre en cause, au regard de l'état des connaissances et des techniques, les dispositions ainsi prises par le législateur ; qu'il est à tout moment loisible à celui-ci, dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions ; que l'exercice de ce pouvoir ne doit cependant pas aboutir à priver de garanties légales des exigences de valeur constitutionnelle ;
5. Considérant qu'en portant de dix à douze semaines le délai pendant lequel peut être pratiquée une interruption volontaire de grossesse lorsque la femme enceinte se trouve, du fait de son état, dans une situation de détresse, la loi n'a pas, en l'état des connaissances et des techniques, rompu l'équilibre que le respect de la Constitution impose entre, d'une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d'autre part, la liberté de la femme qui découle de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; qu'il ressort du deuxième alinéa de l'article 16-4 du code civil que seule peut être qualifiée de pratique eugénique « toute pratique tendant à l'organisation de la sélection des personnes » ; que tel n'est pas le cas en l'espèce ; qu'en réservant la faculté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse à « la femme enceinte que son état place dans une situation de détresse », le législateur a entendu exclure toute fraude à la loi et, plus généralement, toute dénaturation des principes qu'il a posés, principes au nombre desquels figure, à l'article L. 2211-1 du code de la santé publique, « le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie » ;
6. Considérant que, contrairement à ce qu'affirment les requérants, le principe de précaution ne constitue pas un objectif de valeur constitutionnelle ;
7. Considérant, enfin, que, si l'interruption volontaire de grossesse constitue un acte médical plus délicat lorsqu'elle intervient entre la dixième et la douzième semaine, elle peut être pratiquée, en l'état actuel des connaissances et des techniques médicales, dans des conditions de sécurité telles que la santé de la femme ne se trouve pas menacée ; que la loi déférée comporte, à cet égard, des garanties suffisantes ; que, dans ces conditions, le grief tiré d'une violation du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 doit être rejeté ;
Sur la procédure préalable à la décision de pratiquer une interruption volontaire de grossesse :
8. Considérant que l'article L. 2212-3 du code de la santé publique, auquel l'article 4 de la loi déférée donne une rédaction nouvelle, est relatif au déroulement de la première visite médicale sollicitée par une femme en vue de l'interruption de sa grossesse et prévoit, en en précisant le contenu, qu'un « dossier-guide » lui est remis à cette occasion ; que la loi n'impose plus que figure dans ce dossier « l'énumération des droits, aides et avantages garantis par la loi aux familles, aux mères, célibataires ou non, et à leurs enfants, ainsi que des possibilités offertes par l'adoption d'un enfant à naître » ; que l'article L. 2212-4 du même code, modifié par l'article 5 de la loi déférée, est relatif à la consultation préalable à caractère social ; qu'en vertu de la nouvelle rédaction des deux premiers alinéas de cet article cette consultation ne demeure obligatoire que pour les femmes mineures non émancipées ; qu'elle est seulement « proposée » à la femme majeure ;
9. Considérant que les requérants soutiennent que les modifications ainsi apportées aux articles L. 2212-3 et L. 2212-4 du code de la santé publique « remettent en cause le niveau des garanties légales qui étaient auparavant en vigueur pour assurer la sauvegarde de la liberté individuelle de la mère » et n'assurent plus que la femme enceinte donnera « un consentement libre et éclairé, inhérent à l'exercice de la liberté de ne pas avorter » ; qu'ainsi la loi méconnaîtrait le « principe à valeur constitutionnelle de liberté individuelle » ;
10. Considérant que la nouvelle rédaction donnée aux articles L. 2212-3 et L. 2212-4 du code de la santé publique respecte la liberté de la femme enceinte qui souhaite recourir à une interruption volontaire de grossesse ; que les informations relatives aux aides et secours dont peuvent bénéficier les mères et leurs enfants sont dispensées aux femmes majeures qui ont accepté la consultation préalable à caractère social prévue au premier alinéa de l'article L. 2212-4 du même code ; qu'en effet cette consultation « est systématiquement proposée avant... l'interruption volontaire de grossesse, à la femme majeure » et « comporte un entretien particulier au cours duquel une assistance ou des conseils appropriés à la situation de l'intéressée lui sont apportés » ; qu'en vertu du deuxième alinéa du même article la consultation préalable est obligatoire pour la femme mineure non émancipée ; que, par suite, les dispositions contestées ne portent pas atteinte au principe de liberté posé à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ;
Sur la suppression de la possibilité, pour un chef de service d'un établissement public de santé, de s'opposer à ce que des interruptions volontaires de grossesse soient pratiquées dans son service :
11. Considérant que le 2o de l'article 8 de la loi contestée, abrogeant les deux derniers alinéas de l'article L. 2212-8 du code de la santé publique, supprime la faculté auparavant ouverte aux chefs de service des établissements publics de santé de refuser que des interruptions volontaires de grossesse soient pratiquées dans leur service ;
12. Considérant que, selon les sénateurs requérants, l'abrogation de ces dispositions violerait le principe de liberté de conscience et le principe d'indépendance des professeurs d'université ;
13. Considérant qu'aux termes de l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi » ; que le cinquième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 rappelle que « Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances » ; que la liberté de conscience constitue l'un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ;
14. Considérant qu'en vertu du premier alinéa de l'article L. 2212-8 du code de la santé publique « un médecin n'est jamais tenu de pratiquer une interruption volontaire de grossesse » ; qu'il ressort du deuxième alinéa qu'« aucune sage-femme, aucun infirmier ou infirmière, aucun auxiliaire médical, quel qu'il soit, n'est tenu de concourir à une interruption de grossesse » ; qu'aucune sanction ne peut, en cas de refus, être infligée ; qu'est ainsi respectée la liberté des personnes susceptibles de participer à de telles interventions ;
15. Considérant que, si le chef de service d'un établissement public de santé ne peut, en application de la disposition contestée, s'opposer à ce que des interruptions volontaires de grossesse soient effectuées dans son service, il conserve, en application des dispositions précitées du code de la santé publique, le droit de ne pas en pratiquer lui-même ; qu'est ainsi sauvegardée sa liberté, laquelle relève de sa conscience personnelle et ne saurait s'exercer aux dépens de celle des autres médecins et membres du personnel hospitalier qui travaillent dans son service ; que ces dispositions concourent par ailleurs au respect du principe constitutionnel d'égalité des usagers devant la loi et devant le service public ;
16. Considérant que le grief tiré de la méconnaissance du principe d'indépendance des professeurs d'université est inopérant, dès lors qu'est seule en cause, en l'espèce, la liberté du médecin en sa qualité de praticien chef de service ;
17. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que les dispositions de l'article L. 2212-8 du code de la santé publique ne portent atteinte à aucun principe ni à aucune règle de valeur constitutionnelle ;
Sur les dispositions relatives à la Polynésie française :
18. Considérant que le A du V de l'article 19 de la loi insère dans le code de la santé publique un nouvel article L. 2442-1 qui rend applicables à la Polynésie française l'article L. 2212-1 du même code, aux termes duquel : « La femme enceinte que son état place dans une situation de détresse peut demander à un médecin l'interruption de sa grossesse. Cette interruption ne peut être pratiquée qu'avant la fin de la douzième semaine de grossesse » ; l'article L. 2212-7 relatif aux conditions d'exercice de l'autorité parentale lorsque la femme est mineure non émancipée ; enfin le premier alinéa de l'article L. 2212-8, en vertu duquel « un médecin n'est jamais tenu de pratiquer une interruption volontaire de grossesse mais il doit informer, sans délai, l'intéressée de son refus et lui communiquer immédiatement le nom de praticiens susceptibles de réaliser cette intervention » ;
19. Considérant que les sénateurs requérants soutiennent qu'en étendant à la Polynésie française ces dispositions du code de la santé publique le législateur a excédé ses compétences et violé l'article 74 de la Constitution, dès lors qu'en application des dispositions combinées des articles 5 et 6 de la loi organique du 12 avril 1996 susvisée les autorités de la Polynésie française sont seules compétentes en matière de santé publique ; qu'en outre l'Assemblée de la Polynésie française ayant été saisie d'un projet « qui diffère substantiellement sur le fond de celui soumis au Parlement » la procédure parlementaire se trouverait entachée d'irrégularité ;
20. Considérant, en premier lieu, que la santé n'est pas au nombre des compétences de l'Etat limitativement énumérées par l'article 6 de la loi organique du 12 avril 1996 susvisée, et relève dès lors, en application de l'article 5 de la même loi, de celle des autorités de la Polynésie française ; que, toutefois, les dispositions précitées des articles L. 2212-1, L. 2212-7 et L. 2212-8 du code de la santé publique, qui ont trait, respectivement, à la possibilité pour la femme enceinte que son état place en situation de détresse de demander l'interruption de sa grossesse, aux conditions d'exercice de l'autorité parentale lorsque la femme est mineure non émancipée et à la liberté, pour le médecin, de refuser de pratiquer une interruption volontaire de grossesse, se rattachent, s'agissant des deux premiers articles, au droit des personnes et donc au droit civil, et, s'agissant du troisième, aux garanties des libertés publiques, domaines qui relèvent, en vertu de l'article 6 de la loi organique précitée, de la compétence de l'Etat ; que, toutefois, la mise en oeuvre de ces dispositions dans le domaine de la santé publique relève de la compétence du territoire ; que, par suite, le grief tiré de l'incompétence du législateur ordinaire pour édicter les règles en cause ne peut être accueilli ;
21. Considérant, en deuxième lieu, que, si la loi déférée rend applicables à la Polynésie française certaines dispositions du code de la santé publique, celles-ci portent, comme il a été dit, sur des matières relevant de la compétence de l'Etat, sans modifier aucune des conditions et réserves dont celle-ci est assortie en vertu de la loi organique du 12 avril 1996 susvisée ; qu'elles n'introduisent, ne modifient ou ne suppriment aucune disposition spécifique au territoire de la Polynésie française touchant à l'organisation particulière de ce dernier ; que, dès lors, elles pouvaient lui être rendues applicables sans consultation de l'assemblée territoriale telle qu'elle est prévue par l'article 74 de la Constitution ; que, par suite, le grief tiré de l'irrégularité de la procédure législative est inopérant ;
22. Considérant qu'en l'espèce il n'y a lieu, pour le Conseil constitutionnel, de soulever d'office aucune question de conformité à la Constitution,
Décide :
Art. 1er
Sont déclarés conformes à la Constitution les articles 2, 4, 5, 8 ainsi que le V de l'article 19 de la loi relative à l'interruption volontaire de grossesse et à la contraception.
Art. 2
La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 27 juin 2001, où siégeaient : MM. Yves Guéna, président, Michel Ameller, Jean-Claude Colliard, Olivier Dutheillet de Lamothe, Pierre Joxe et Pierre Mazeaud, Mmes Monique Pelletier, Dominique Schnapper et Simone Veil.