Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, en application du second alinéa de l'article 61 de la Constitution, l'ensemble de la loi portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires.
En critiquant l'ensemble de la loi, les auteurs de la saisine appellent le Conseil constitutionnel à exercer toute sa vigilance à l'égard d'un texte qui, initialement composé d'une trentaine d'articles au stade du projet de loi déposé devant le Parlement, comporte finalement 135 articles ! Conformément à votre jurisprudence relative aux dispositions sans lien avec le texte, vous n'hésiterez pas à invalider les cavaliers législatifs.
Cette loi qui vous est présentement déférée est également un objet législatif non identifié puisqu'elle a été votée par l'Assemblée nationale selon une procédure constitutionnelle différente de celle applicable au moment de son examen par le Sénat. Il est certes difficile d'y voir une inconstitutionnalité en soi. Il reste pour le moins étonnant que les droits des parlementaires, mais aussi ceux du Gouvernement, n'aient pas été les mêmes tout au long de l'examen du texte et que les sénateurs aient été, par exemple, appelés à se prononcer en séance publique sur le texte issu des travaux de la commission saisie au fond et non sur le texte issu des travaux de l'Assemblée.
I. ―Sur l'incompétence négative et la méconnaissance du principe de clarté et d'accessibilité de la loi
A titre liminaire, les auteurs de la saisine appellent votre vigilance sur les articles de la loi dont la rédaction imprécise ou incomplète aboutirait à méconnaître les objectifs de clarté, d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi que vous appliquez régulièrement, mais aussi l'article 34 de la Constitution dès lors que le législateur n'aurait pas épuisé sa propre compétence. A cet égard, de nombreuses dispositions renvoient au décret alors pourtant que la matière traitée exigeait que le Parlement définisse les règles applicables avec précision.
A cet égard, on s'étonnera que l'article 133 de la loi renvoie aux ordonnances de l'article 38 de la Constitution pour « modifier les parties législatives des codes et les dispositions non codifiées afin d'assurer la cohérence des textes au regard des dispositions de la présente loi et le respect de la hiérarchie des normes et abroger les dispositions, codifiées ou non, devenues sans objet ».
Ainsi, la loi ici critiquée qui comporte 135 articles, soit presque 4 fois plus de dispositions que le projet de loi initial, avoue sa propre incomplétude et les risques d'incohérence qui résultent de sa rédaction.
Tout cela pour ça, serait-on tenté d'écrire. C'est certainement faire œuvre de mauvaise législation que de renvoyer ainsi au régime des ordonnances la mise en cohérence de la loi votée avec le reste de la législation. C'est peu dire qu'en votant ce texte le législateur n'est pas allé au bout de sa propre compétence en ne tirant pas toutes les conséquences des dispositions adoptées et en fait l'aveu par cet « article-balai ».
A tout le moins, il conviendra d'invalider cette partie de l'article 133 de la loi.
II. ― Sur le principe d'égalité et le droit à la protection de la santé
Vous jugez classiquement que les conditions d'organisation du système de soins ou ses modalités tarifaires concourent pleinement au respect des exigences du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 (décision n° 2004-504 du 12 août 2004, cons. 13). Ainsi avez-vous jugé que le montant de la participation forfaitaire pour les actes ou consultation pris en charge par l'assurance maladie devra être fixé à un niveau tel que ne soient pas remises en cause lesdites prescriptions constitutionnelles. Autrement dit, l'égalité d'accès aux soins, la qualité et l'efficacité de ceux-ci qui doivent être les mêmes pour tous constituent des éléments déterminants du droit à la santé et de son corollaire qu'est le principe d'égalité d'accès à la santé.
Or, à cet égard, le titre Ier du projet de loi fait le choix d'un service public de la santé à géométrie variable. Intégrer des établissements privés pour exercer des missions de service public ― ce qui en soi ne pose pas de problème constitutionnel ― tout en leur laissant la possibilité de choisir à la carte les missions effectives qu'ils entendent assurer risque d'entraîner une variation quant à l'égalité d'accès aux soins. Ainsi, le service public et son offre d'une qualité et d'une efficacité des soins à la hauteur des besoins des citoyens, y compris des plus démunis, sera tributaire des choix établis par des personnes morales de droit privé en fonction de leurs intérêts propres et d'une rationalité distincte de celle des établissements publics de santé.
Le titre Ier du projet de loi est donc inconstitutionnel en ce qu'il n'offre pas les garanties suffisantes pour que l'exigence constitutionnelle du droit à la santé pour tous et son corollaire qu'est l'égalité d'accès aux soins soient pleinement satisfaits.
III. ― Sur la violation de la liberté contractuelle et le droit à la santé pour tous
Le mécanisme des contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens ainsi que les contrats de coopération prévus par la loi présentement critiquée révèlent en réalité, derrière une appellation trompeuse, une tutelle d'un établissement public administratif ― l'ARS ― sur d'autres établissements publics ― les établissements de santé ― ou des personnes de droit privé intégrées dans le service public de santé.
Il s'ensuit une méconnaissance du principe constitutionnel de la liberté contractuelle (III-1) et, par voie de conséquence, du principe de protection de la santé (III-2).
III-1. Vous avez ainsi reconnu que le principe de liberté contractuelle qui découle de l'article 4 de la Déclaration de 1789 s'applique également aux contrats de droit public (décision n° 2006-543 DC du 30 novembre 2006). Reconnu pour les collectivités territoriales, ce principe de la liberté contractuelle doit cependant être regardé comme bénéficiant à l'ensemble des personnes morales de droit public et, à tout le moins, aux établissements publics dont ceux hospitaliers ici concernés. En vous fondant sur l'article 4 de la Déclaration de 1789, vous avez choisi, en effet, une référence s'appliquant largement.
A cet égard, cette liberté constitutionnelle comprend évidemment comme élément de base la liberté de contracter ou non (décision du 26 janvier 1995, décision n° 94-358 DC), la liberté de choisir le type de contrat à passer mais aussi d'en désigner le titulaire et d'en déterminer les clauses.
Certes, cette liberté peut être contrainte pour les personnes publiques. Des circonstances tirées de l'intérêt général ou de la nature des contrats peuvent justifier certaines limites. Toutefois, cela ne pourrait signifier que ces limites aboutissent à nier le principe même de cette liberté contractuelle sauf à ce que le recours au procédé contractuel soit une illusion ou un alibi commode pour déguiser une tutelle absolue et donc un principe hiérarchique qui ne voudrait pas dire son nom.
En l'occurrence, le mécanisme des contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens et des contrats de coopération tel qu'établi par la loi organise une tutelle adossée au principe hiérarchique le plus classique. Ce faisant, le législateur a méconnu le principe de la liberté contractuelle et au-delà prive de garanties institutionnelles la logique du contrôle par des contre-pouvoirs de la qualité et des risques sanitaires sur l'ensemble du territoire.
Concrètement, plusieurs dispositions marquent la confusion institutionnelle qui se cache derrière le dispositif conventionnel et contractuel formellement voté.
Au titre de l'article 8 de la loi modifiant l'article 6141-1 du CSP, l'établissement de santé est une personne morale de droit public dotée de l'autonomie financière et administrative. A ce titre, elle devrait donc disposer d'une liberté contractuelle réelle en tant qu'établissement public exerçant sa spécialité à part entière.
Or, les directeurs des établissements de santé sont nommés par le directeur de l'agence régionale de santé ou, à tout le moins, sur une liste proposée par lui.
Il se trouve que selon l'article 10 de la loi modifiant l'article 6143-7 du CSP c'est le directeur ainsi nommé qui signe le contrat pluriannuel d'objectifs et de moyens avec l'ARS. C'est-à-dire que la personne qui a compétence pour signer le contrat ou les conventions de coopération est celle qui a été nommée par la personne avec laquelle il va contracter. Il est difficile d'imaginer une réelle liberté de contracter et donc une véritable autonomie.
Comment, dans ces conditions, le directeur de l'établissement pourra-t-il négocier réellement ledit contrat, sa portée et ses implications financières.
Pour que les choses soient encore plus claires, l'article 23 de la loi rédige l'article 6131-2 du CSP en sorte que l'ARS peut prendre toute mesure appropriée, y compris la diminution des dotations de financement, si sa demande de signature d'une convention de coopération entre plusieurs établissements n'est pas suivie d'effets.
La réalité est donc simplement que les contrats pluriannuels comme les conventions de coopération sont des contrats signés dans le cadre d'un régime qui réduit le principe de liberté contractuelle à une illusion perdue.
III-2. En l'espèce, cette méconnaissance du principe de liberté contractuelle a ceci de particulier qu'elle peut avoir des conséquences dramatiques en termes de gestion de la qualité des soins et de prévention des risques sanitaires majeurs.
Il s'ensuit que cette atteinte à la liberté contractuelle des établissements publics et privés de santé aboutit à méconnaître le onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 énonçant que « la Nation garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence ».
En effet, cette confusion institutionnelle résultant de la mise en place d'une tutelle hiérarchique des ARS sur les établissements publics de santé évacue l'existence de vrais contre-pouvoirs sanitaires dont le rôle aurait été de nature à prévenir des risques graves.
A cet égard, la connaissance désormais acquise des politiques de santé publique montre que les contre-pouvoirs sont indispensables pour anticiper et prévenir les risques sanitaires aux conséquences graves pour la population. Certes, il n'est pas en soi choquant qu'existe un lien de subordination hiérarchique entre l'ARS et les directeurs d'hôpitaux. C'est une logique administrative plus que classique. La question est ici de pouvoir identifier les contre-pouvoirs qui, à l'extérieur de cette relation hiérarchique, pourraient jouer le rôle que ni l'ARS ni les directeurs d'hôpitaux ne joueront dans leur relation hiérarchique.
En niant la liberté contractuelle des établissements de santé, la loi crée un risque institutionnel pour la politique de santé publique de notre nation.
Cette recentralisation brutale des institutions sanitaires ainsi dessinée tourne le dos aux besoins réels de gestion décentralisée et démocratisée du système de soins et de prévention des risques de santé.
A ce double titre, la censure est encourue.
IV. ― Sur l'article 22 de la loi et sa contrariété avec le droit à la protection de la santé
L'article 22 de la loi vide de tout sens les interdictions de contacts entre firmes et patients pourtant voulues par l'Assemblée nationale.
Cela va à l'encontre du droit à la protection de la santé tel qu'affirmé par le Préambule de la Constitution de 1946 en son onzième alinéa (décision n° 91-283 DC du 8 janvier 1991).
En effet, la rédaction finalement retenue pour l'article L. 1161-4 énonce que « Les programmes [d'éducation thérapeutique] ou actions [d'accompagnement] définis aux articles L. 1161-2 et L. 1161-3 ne peuvent être ni élaborés ni mis en œuvre par des entreprises se livrant à l'exploitation d'un médicament, des personnes responsables de la mise sur le marché d'un dispositif médical ou d'un dispositif médical de diagnostic in vitro ou des entreprises proposant des prestations en lien avec la santé.
Toutefois, ces entreprises et ces personnes peuvent prendre part aux actions ou programmes mentionnés aux articles L. 1161-2 et L. 1161-3, notamment pour leur financement, dès lors que des professionnels de santé et des associations mentionnées à l'article L. 1114-1 [associations de patients] élaborent et mettent en œuvre ces programmes ou actions. »
Le « notamment » de « Toutefois, ces entreprises et ces personnes peuvent prendre part aux actions ou programmes mentionnés aux articles L. 1161-2 et L. 1161-3, notamment pour leur financement », introduit par le Gouvernement au Sénat montre qu'il ne s'agit pas seulement pour les firmes de « financer » l'éducation thérapeutique des patients, mais bien plus largement d'y participer, dans la conception de son contenu et dans sa réalisation.
La deuxième partie de l'article L. 1161-4 est ainsi en contradiction avec le droit à la protection de la santé tel que protégé par de multiples réglementations européennes et nationales. Ainsi, le droit européen interdit la publicité pour les médicaments de prescription aux patients : « Les Etats membres interdisent la publicité auprès du public faite à l'égard des médicaments qui ne peuvent être délivrés que sur prescription médicale » (article 88 de la directive 2001/83/CE, notamment modifiée par la directive 2004/27/CE).
Cette interdiction est transposée dans les articles L. 5122-1 et L. 5122-6 du code de la santé publique relatifs à la publicité.
Force est de constater que la distinction entre une « information » sur leur médicament par les firmes pharmaceutiques (même dans le cadre de programmes dits d'éducation thérapeutique ou d'actions d'accompagnement) et la publicité est impossible en raison des conflits d'intérêts des firmes.
Le 2 avril 2009, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé que la directive 2001/83/CE doit, dans un objectif de protection maximal de la santé publique, être interprétée comme signifiant que la dissémination par une tierce partie d'information sur un médicament peut être considérée comme de la publicité.
Et en décembre 2008, la Commission européenne a elle-même reconnu dans sa proposition de nouvelle directive sur le sujet qu'il y a « certains cas dans lesquels il est plus difficile d'établir une distinction claire entre la publicité et l'information non publicitaire ». Le 9 juin 2009, « un grand nombre de délégations » représentant les ministères de la santé des Etats membres réunis en conseil de la santé et des affaires sociales ont « estimé que la distinction entre "information” et "publicité” n'est pas suffisamment claire, et craignent par conséquent que les propositions ne garantissent pas suffisamment que l'interdiction de la publicité auprès du public en faveur des médicaments soumis à prescription médicale ne sera pas contournée. » (Conseil de l'Union européenne, http://www.consilium.europa.eu/ueDocs/cms_Data/docs/pressData/fr/lsa/108397.pdf, page 17).
En France aussi, l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) s'était prononcée en 2008 sans ambiguïté contre la confusion des rôles dans les programmes d'accompagnement des patients (Duhamel G. et coll., « Encadrement des programmes d'accompagnement des patients associés à un traitement médicamenteux, financés par les entreprises pharmaceutiques ». Site : La documentationfrancaise.fr, consulté le 11 février 2008 : 96 pages) (c).
Quant à la Cour des comptes, elle a également considéré « qu'il appartient en priorité aux pouvoirs publics de répondre au besoin, bien réel, d'accompagnement des patients, et que celui-ci ne doit pas être abandonné aux firmes pharmaceutiques » (annexe 6 au rapport de la MECSS « Communication de la Cour des comptes concernant la consommation et la prescription des médicaments », page 62).
Le droit à la santé exige donc que l'éducation thérapeutique du patient soit protégée de toute intervention, même déguisée, des firmes pharmaceutiques pour la mise en œuvre de leurs actions promotionnelles. On peut lire utilement, à cet égard, quelques extraits de marketing pharmaceutique :
http://www.prescrire.org/editoriaux/observanceMarketing.pdf, ce qui devrait finir de convaincre si des hésitations existaient encore sur la portée réelle de l'article L. 1161-4 du CSP tel que rédigé par l'article 22 du projet de loi.
Pour ces raisons, la censure est là aussi encourue.
V. - Sur l'article 91
Cet article relatif à l'obtention du titre de psychothérapeute est contraire au principe d'égalité selon lequel on ne saurait traiter différemment des personnes ou des situations objectivement et rationnellement semblables.
En effet, une procédure transitoire est mise en place pour permettre aux psychothérapeutes exerçant leur activité depuis cinq ans de solliciter l'usage du titre en présentant la demande auprès d'une commission régionale qui statuera à cet égard.
Cependant, aucun dispositif n'est prévu permettant d'accéder au titre de psychothérapeute sur la base d'une formation en psychothérapie.
Il y a là un véritable paradoxe. Cet article prévoit en effet que les professionnels souhaitant s'inscrire au registre national des psychothérapeutes devront suivre une formation théorique et pratique en psychothérapie clinique dans les conditions fixées par décret en Conseil d'Etat.
Il dispose en outre que cette formation est réservée « aux titulaires d'un diplôme de niveau doctorat donnant le droit d'exercer la médecine en France ou d'un diplôme de niveau master dont la spécialité ou la mention est la psychologie ou la psychanalyse ».
Si la possibilité donnée aux titulaires des diplômes précités d'accéder à la formation théorique et pratique en psychopathologie et de pouvoir ensuite se voir reconnu le titre de psychothérapeute apparaît pertinente et justifiée, il est difficilement compréhensible que les formations en psychothérapie soient totalement exclues de cette liste... alors qu'il s'agit d'accéder au titre de psychothérapeute.
Il est certain que toute formation en psychothérapie ne peut pas être reconnue à ce titre.
Mais la loi aurait dû mettre en place des critères objectifs et rationnels afin que les formations en psychothérapie puissent être prises en compte dès lors qu'elles répondraient à des conditions qui pourraient être les suivantes :
1. Etre de niveau « mastère » ;
2. Etre agréées par le ministère chargé de l'enseignement supérieur ;
3. Etre agréées par le ministère de la santé ;
4. Voir leurs diplômes validés par une université.
De la même manière, les dispositifs des acquis de l'expérience auraient dû être pris en compte dans le cadre de la validation universitaire du diplôme, conformément au droit commun.
Les signataires du présent recours ne contestent pas les dispositions positives inscrites dans l'article 91. Ils considèrent que le fait que les formations en psychothérapie ne soient pas mentionnées et donc exclues, sous quelque forme que ce soit, y compris sur la base de critères précis, comme ceux qui viennent d'être évoqués, traduit l'absence de critères objectifs et rationnels portant manifestement atteinte au principe d'égalité.
Par ces motifs et tous autres à déduire ou suppléer même d'office, plaise au Conseil constitutionnel d'invalider tout article contraire aux dispositions constitutionnelles et d'assortir des réserves d'interprétation qui conviennent afin de ne pas priver de garanties les exigences constitutionnelles pertinentes.
Nous vous prions de croire, monsieur le président, mesdames, messieurs les membres du Conseil constitutionnel, à l'expression de notre considération respectueuse.
Source : JORF n°0167 du 22 juillet 2009