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CEDH, 25 septembre 2012, n°19764/07 (articles 2 et 8 de la convention - responsabilité médicale)

En l'espèce, la Cour européenne des droits de l'homme déboute deux requérants (une mère et son enfant) qui invoquaient les articles 2 et 8 de la convention et alléguaient que le handicap dont le requérant est atteint a été causé par un défaut de traitement médical approprié lors de l'hospitalisation de la requérante autour de son accouchement, en particulier par la non observation par le personnel médical des normes en matière de soins aux nouveau-nés. Les requérants se plaignaient également de l'absence d'efficacité des procédures conduites par les instances internes polonaises en vue de l'élucidation des circonstances à l'origine du handicap du requérant. La CEDH déclare notamment que « sur le terrain du droit à la vie, il a été jugé que les actes et omissions des autorités dans le cadre des politiques de santé publique peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité sous l’angle du volet matériel de l’article 2. Toutefois, dès lors qu’un Etat contractant a fait ce qu’il fallait pour assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé et pour garantir la protection de la vie des patients, on ne peut admettre que des questions telles qu’une erreur de jugement de la part d’un professionnel de la santé ou une mauvaise coordination entre des professionnels de la santé dans le cadre du traitement d’un patient en particulier suffisent en elles-mêmes à obliger un Etat contractant à rendre des comptes en vertu de l’obligation positive de protéger le droit à la vie qui lui incombait aux termes de l’article 2 de la Convention ». 

 

 

QUATRIÈME SECTION

(Requête no 19764/07)

 

ARRÊT

STRASBOURG

25 septembre 2012

 

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire X c. Pologne,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

            David Thór Björgvinsson,président,
            Lech Garlicki,
            Päivi Hirvelä,
            George Nicolaou,
            Ledi Bianku,
            Zdravka Kalaydjieva,
            Nebojša Vučinić,juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 septembre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 19764/07) dirigée contre la République de Pologne et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. X (« les requérants »), ont saisi la Cour le 30 avril 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants sont représentés par B. Namysłowska-Gabrysiak. Le gouvernement polonais (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. J. Wołąsiewicz, du ministère des Affaires étrangères.

3.  Invoquant les articles 2 et 8 de la Convention, les requérants allèguent que le handicap dont le requérant est atteint a été causé par un défaut de traitement médical approprié lors de l’hospitalisation de la requérante autour de son accouchement, en particulier par la non-observation par le personnel médical des normes en matière de soins aux nouveau-nés. Les requérants se plaignent en outre de l’absence d’efficacité des procédures conduites par les instances internes en vue de l’élucidation des circonstances à l’origine du handicap du requérant.

4.  Le 17 novembre 2009, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 §1 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Les requérants, nés respectivement en 1964 et 1999, résident à Velbert en Allemagne.

6.  Le 9 septembre 1999, la requérante, qui en était alors à sa vingt-cinquième semaine de grossesse, fut admise à l’hôpital Saint-Adalbert de Gdańsk. Sa grossesse avait été classée à risque en raison de certaines pathologies diagnostiquées par les médecins. Un traitement adapté à son état de santé lui fut administré.

7.  Le 25 septembre 1999, soit à la vingt-neuvième semaine de grossesse de la requérante, les signes annonciateurs d’un accouchement précoce furent diagnostiqués par les médecins. La décision fut prise de procéder sans délai à une césarienne, à l’issue de laquelle naquit le requérant.

8.  Immédiatement après sa naissance, le requérant fut pris en charge par un médecin. Celui-ci le plaça dans une couveuse et, comme le requérant ne respirait pas de façon autonome, procéda à son oxygénation à l’aide d’un insufflateur néonatal. A la cinquième minute suivant sa naissance, le requérant fut intubé ; son oxygénation fut poursuivie par le médecin. Après que les premiers soins lui eurent été prodigués, le requérant fut porté, sans couveuse, par le médecin concerné, assisté d’une infirmière, à l’unité des soins intensifs où il fut placé dans une couveuse et branché au respirateur. Il resta hospitalisé jusqu’au 15 novembre 1999.

9.  Postérieurement à sa première hospitalisation, le requérant en subit d’autres, pour cause de pneumonie, de post-asphyxie, d’insuffisance respiratoire, de nécrose des tissus cérébraux, de rachitisme et d’anémie. Les examens effectués en novembre 1999 démontrèrent qu’il était atteint de leucomalacie cystique (leukomalacja okołokomorowa), tandis que la documentation médicale établie en 2000 attesta des retards dans son développement. Lors de son hospitalisation en août 2000, il fut établi que le requérant était atteint de paralysie cérébrale (porażenie mózgowe).

10.  Le requérant présente un handicap lourd et requiert l’assistance permanente d’autrui. Il doit suivre une rééducation continue et observer un régime alimentaire particulier. Le 6 mars 2002, il fut déclaré infirme à 100 % dès la naissance.

A.  Procédure civile à l’encontre de l’hôpital Saint-Adalbert

11.  Le 1er septembre 2002, la requérante saisit le tribunal régional de Gdańsk d’une action à l’encontre de l’hôpital Saint-Adalbert de Gdańsk. Elle imputait le handicap de son fils à la qualité défaillante des soins dispensés par le personnel médical, en particulier au non-respect des normes en matière de soins aux nouveau-nés, dont celle commandant l’emploi d’une couveuse lors du transfert du requérant à l’unité des soins intensifs. La requérante sollicitait du tribunal la condamnation du défendeur au versement d’une indemnité et à l’attribution d’une rente au requérant.

12.  Le tribunal régional obtint trois avis d’expertise, respectivement du professeur E.H., consultant national en néonatologie, de l’expert de l’institut médical de Łódź (Instytut Matki i Dziecka w Łodzi) et du collège d’experts de l’institut de Cracovie (Collegium medicum UJ). Le dernier avis fut achevé le 20 décembre 2004 à la suite des questions formulées par la requérante. Le tribunal examina la documentation médicale pertinente et entendit les témoins, dont les membres du personnel médical présent lors de l’accouchement.

13.  Par un jugement du 29 mars 2005, le tribunal rejeta la demande de la requérante, au motif que le lien de causalité entre les actions du personnel soignant de l’hôpital Saint-Adalbert et le préjudice pour la santé du requérant n’avait pas été établi.Le tribunal nota que selon les conclusions d’expertise, le handicap du requérant n’était pas imputable à une négligence médicale mais à son immaturité à la naissance, notamment à la formation insuffisante de son cerveau et de son système respiratoire. L’accouchement prématuré s’était produit à cause des pathologies de la grossesse, et notamment d’une infection du col de l’utérus développée par la requérante antérieurement à son admission à l’hôpital Saint-Adalbert. Tantles soins dispensés aux requérants que le suivi médical dont seul le requérant avait fait l’objet postérieurement à sa naissance avaient été adéquats. Le personnel soignant ne s’était pas écarté des procédures habituellement applicables dans des cas comparables. Compte tenu de l’importante immaturité du requérant à la naissance, le fait qu’il n’ait pas été porté dans une couveuse était sans rapport avec l’étendue des lésions qu’il avait subies.

14.  Le 10 mai 2005, la requérante interjeta appel. Elle soutint que le jugement du tribunal régional, fondé sur des avis d’expertise routiniers et incomplets, était dépourvu d’analyse exhaustive de la question de savoir si le handicap du requérant aurait pu être atténué si les normes médicales, dont celle commandant l’emploi de la couveuse lors de son transfert à l’unité des soins intensifs, avaient été observées.

15.  La requérante releva certaines incohérences dans les faits établis par le tribunal régional. Selon elle, l’information figurant dans le dossier médical du requérant, faisant apparaître une intubation antérieure au transfert à l’unité des soins intensifs, était controversée. Il en allait de même de la déclaration du médecin responsable de la prise en charge médicale du requérant à la naissance au sujet de la durée du transfert de l’enfant à l’unité des soins intensifs, apparemment d’environ trente secondes. La requérante observa que, selon les témoins oculaires, aucun instrument, susceptible d’indiquer que le requérant était intubé, n’était alors visible. Or, compte tenu de ses dimensions (environ vingt centimètres), cet instrument aurait dû être perçu par lesdits témoins. En outre, compte tenu de la distance d’environ cent cinquante mètres entre la salle d’accouchement et l’unité des soins intensifs, le médecin portant l’enfant aurait dû se déplacer à la vitesse moyenne d’environ cinq mètres par seconde. La requérante mit également en cause la déclaration du médecin concerné selon laquelle « la couveuse de transport était toujours accessible et prête à l’emploi » ; à ce sujet, elle observa qu’il n’avait pas été élucidé pourquoi l’équipement concerné, susceptible de garantir l’oxygénation adéquate du requérant, n’avait pas été employé. La requérante soutint que, contrairement à la législation en vigueur, certaines informations relatives aux soins dispensés au requérant n’avaient pas été répertoriées dans son dossier médical. Enfin, le retard avec lequel son handicap avait été diagnostiqué avait empêché l’application des mesures susceptibles d’éviter la détérioration de son état de santé.

16.  Par un arrêt du 2 décembre 2005, la cour d’appel de Gdańsk rejeta l’appel de la requérante. Elle jugea que le tribunal régional avait correctement établi les faits de l’affaire et qu’il avait, à juste titre, tenu compte des conclusions d’expertise, émanant des spécialistes requis, complètes et bien motivées. La cour d’appel jugea que les témoignages, dont ceux des médecins présents lors de l’accouchement, étaient dignes de foi et corroborés par les éléments du dossier médical.

17.  La cour d’appel releva que tous les experts s’étant prononcés dans l’affaire avaient exclu tout lien de causalité entre le handicap du requérant et sa prise en charge médicale à l’hôpital Saint-Adalbert. Au sujet du défaut allégué par la requérante d’emploi de la couveuse lors du transfert du requérant à l’unité des soins intensifs, la cour d’appel nota que, selon les experts, la technique employée par le personnel médical était sans rapport avec l’actuel état de santé du requérant. Par ailleurs, dans ses amples déclarations, le médecin responsable de la prise en charge du requérant à la naissance avait expliqué de manière convaincante que la méthode de transfert utilisée était en l’occurrence plus sûre et moins intrusive pour le requérant que l’emploi de la couveuse, compte tenu de la vulnérabilité de l’enfant et de la durée réduite du trajet.

18.  La cour d’appel jugea que les déclarations des témoins visées par la requérante étaient insusceptibles d’être substituées au dossier médical, qui attestait de l’oxygénation adéquate du requérant. Les éléments du dossier, corroborés par les déclarations logiques et convaincantes du médecin responsable de la prise en charge du requérant à la naissance, faisaient apparaître que les instruments utilisés pour préserver son oxygénation pouvaient ne pas avoir été perçus par les témoins, compte tenu de leurs dimensions et des particularités de la technique employée (l’enfant et l’appareil Ambu étaient recouverts de draps de manière très étanche, de sorte que seul restait visible le petit tuyau de 3 à 4 mm de diamètre qui débordait de la bouche de l’enfant d’environ trois centimètres), étant donné la distance depuis laquelle les témoins observaient les faits (environ cinq mètres) et la rapidité avec laquelle le requérant avait été porté.

19.  La cour d’appel releva également que la circonstance que certaines informations, concernant les soins dispensés au requérant, n’avaient pas été répertoriées dans le dossier médical, n’avait pas empêché les experts de se prononcer sur la question posée par l’affaire de manière concluante et non équivoque. La cour d’appel nota que, selon les experts, le diagnostic concernant l’état de santé du requérant n’avait pu être établi plus tôt, son handicap n’étant devenu perceptible qu’au fil de son développement.

20.  Le 21 avril 2006, la requérante se pourvut en cassation.

21.  Par une ordonnance du 30 octobre 2006, la Cour suprême refusa d’examiner son pourvoi.

B.  Procédure disciplinaire concernant le médecin responsable de la prise en charge du requérant à la naissance

 22.  Le 30 mars 2006, la requérante porta plainte auprès du ministre de la Santé contre le médecin ayant pris en charge le requérant à la naissance. Celui-ci transmit la plainte aux autorités de l’Ordre des médecins.

23.  Le 15 mai 2006, la procédure fut ouverte.

24.  Le 29 juillet 2008, la chambre régionale de l’Ordre des médecins de Toruń (Rzecznik Odpowiedzialności Zawodowej) constata la prescription de la responsabilité disciplinaire du médecin en cause, intervenue à l’expiration du délai de trois ans à compter des faits, et abandonna la procédure (umorzył postępowanie wyjaśniajace). Toutefois, en dépit de l’impossibilité de poursuivre ledit médecin pour faute professionnelle, la chambre régionale examina l’affaire sur le fond et, dans cette mesure, conclut à l’absence d’infraction aux règles de la déontologie et de l’art médicaux. Sa conclusion fut fondée sur le dossier médical du requérant, les déclarations des médecins impliqués dans l’accouchement, l’avis du professeur J.S., expert en néonatologie, et le dossier de l’enquête pénale en cours (voir, sous point C, ci-dessous) et celui de la procédure civile.

25.  La chambre régionale nota qu’à l’instar des experts dans la procédure civile, l’expert désigné par elle-même avait conclu que le handicap du requérant n’était pas imputable à une négligence médicale mais à son immaturité à la naissance. Selon lui, l’étendue des lésions cérébrales endurées par le requérant faisait apparaître leur formation antérieure à l’accouchement, en rapport avec les pathologies de la grossesse de sa mère. La prise en charge médicale des requérants à l’hôpital Saint-Adalbert avait été adéquate. Certes, la couveuse était la méthode optimale pour transférer les nouveau-nés prématurés, en particulier ceux nécessitant des soins intensifs ; toutefois, dans la mesure où, à l’époque des faits, ce procédé n’était pas disponible à l’unité hospitalière concernée, le requérant avait été transféré autrement, mais avec les précautions maximales prises dans ce genre de situations. A la question posée par la chambre, celle de savoir si l’enfant aurait dû impérativement être transféré au moyen d’une couveuse, l’expert avait répondu par la négative : les seuls soins à prodiguer obligatoirement à l’enfant, consistant à préserver son oxygénation et sa température corporelle adéquates, avaient été dispensés de la manière requise. L’expert avait noté l’amélioration progressive de l’état de santé du requérant, attestant du bien-fondé des démarches thérapeutiques des médecins.

26.  Le 27 octobre 2008, l’avocat de la requérante forma un recours contre la décision du 29 juillet 2008. La Cour n’a pas été informée des suites de la procédure.

C.  L’enquête pénale

27.  Le 20 septembre 2006, la requérante porta plainte contre le personnel médical de l’hôpital Saint-Adalbert pour mise en danger de la vie du requérant et grave atteinte à sa santé.

28.  Le parquet de Gdańsk entendit la requérante et les témoins, dont les médecins impliqués dans l’accouchement. Le 12 octobre 2007, il sollicita l’avis du collège d’experts de l’hôpital de Koszalin, censé être composé d’un gynécologue, d’un néonatologue, d’un neurologue et d’un bactériologiste.

29.  Le 31 décembre 2007, le parquet rendit un non-lieu motivé par l’absence d’infraction. Il nota que selon les experts, la prise en charge médicale des requérants à l’hôpital Saint-Adalbert avait été adéquate. Le handicap du requérant n’était pas imputable à son transfert à l’unité des soins intensifs sans la couveuse; en l’espèce, la méthode employée avait été moins dangereuse et traumatisante pour l’enfant, compte tenu du trajet réduit et de la plus grande facilité pour le médecin de lui administrer les soins. Selon les experts, plusieurs facteurs étaient susceptibles de contribuer au handicap du requérant, dont sa grande immaturité et son faible poids à la naissance, la possible infection du fœtus, le faible niveau des protéines ou encore certaines autres anomalies. L’importante étendue des lésions cérébrales observées chez le requérant attestait de leur formation antérieure à l’accouchement. Concernant le dossier médical du requérant, les experts avaient estimé qu’il avait été établi de la façon requise.

30.  Sur recours de la requérante, le 12 mars 2008, le tribunal de district de Gdańsk annula l’ordonnance du parquet et renvoya le dossier pour complément d’instruction. Le tribunal nota qu’aucun neurologue n’avait participé aux travaux du collège, contrairement à l’ordonnance du 12 octobre 2007. Pour ce motif, ni les circonstances à l’origine du handicap du requérant, ni le moment où il était apparu (avant ou après l’accouchement) n’avaient pu être précisément établis.

31.  Sur demande de la requérante formulée le 3 juin 2008, le parquet de Gdańsk se dessaisit du dossier en faveur du parquet de Stargard Gdański.

32.  Le 24 juin 2008, le parquet sollicita l’avis d’expertise auprès de l’Académie de médecine de Szczecin. Dans la mesure où, selon cet établissement, la préparation des conclusions était susceptible de prendre un an, le 25 juin 2008, le parquet suspendit la procédure dans leur attente.

33.  Le 29 août 2008, le parquet entendit la requérante.

34.  La procédure, reprise au début du mois de septembre 2008, fut de nouveau suspendue le 23 septembre 2008, au motif que les conclusions n’étaient pas encore disponibles. Le recours de la requérante contre cette décision fut rejeté.

35.  Le 12 janvier 2009, les conclusions furent versées au dossier. Leur contenu faisait apparaître l’absence de lien de causalité entre le handicap du requérant et sa prise en charge médicale à la naissance, jugée adéquate.

36.  Sur demande de la requérante, qui faisait valoir l’implication antérieure de l’un des membres du collège de Szczecin dans les travaux de celui de Koszalin, le 16 janvier 2009, le parquet sollicita une nouvelle expertise, toujours auprès de l’Académie de Szczecin. Le 30 mars 2009, cet établissement restitua le dossier sans conclusions, en raison de l’impossibilité pour lui de recueillir l’avis du neurologue et du bactériologiste.

37.  Le 7 avril 2009, le parquet sollicita l’avis de l’institut médical de Łódź (Instytut Centrum Zdrowia Matki Polki) en modifiant en même temps son ordonnance du 24 juin 2008, en ce sens que les membres du collège devaient être désignés par le responsable dudit institut. Le parquet impartit aux experts un délai de six mois pour présenter leurs conclusions.

38.  Le 6 juillet 2009, la requérante se plaignit de la durée de l’instruction. Elle soutenait que depuis le mois de septembre 2008, soit depuis onze mois, aucun acte, susceptible de conduire à la solution de l’affaire, n’avait été effectué. Or, compte tenu de son enjeu pour le requérant, la procédure aurait dû être conduite avec une diligence accrue, d’autant plus que la prescription de la responsabilité pénale des personnes susceptibles d’être mises en cause était imminente.

39.  Le 27 juillet 2009, les conclusions d’expertise furent versées au dossier.

40.  À la suite de la demande de la requérante présentée le 3 juillet 2009, le 31 juillet 2009, le parquet procéda à la reconstitution des faits sur les lieux.

41.  Le 10 août 2009, le parquet de district de Stargard Szczeciński rendit un non-lieu, au motif de l’absence d’infraction. Il nota que, selon l’avis du collège, composé d’un gynécologue-obstétricien et d’un pédiatre néonatologue, il n’y avait pas de rapport entre l’état de santé du requérant et le traitement dispensé à l’hôpital Saint-Adalbert, jugé adéquat et professionnel. Selon le premier expert, le handicap du requérant était imputable à sa condition de grand prématuré. Outre l’anoxie autour de l’accouchement, ses lésions cérébrales avaient pu se produire lors du premier ou second trimestre de la grossesse, en rapport avec l’infection développée par la requérante. L’expert avait expliqué qu’en raison de l’absence dans le dossier d’éléments concernant la prise en charge médicale de la requérante lors de la phase initiale de sa grossesse, son diagnostic n’avait pu être plus précis. Le second expert avait noté que les examens effectués après la naissance du requérant attestaient de la formation des lésions cérébrales durant la phase prénatale et non pas durant son hospitalisation ; en particulier ces lésions n’étaient pas des suites de son transfert sans couveuse. Bien que la méthode de transfert employée n’ait pas été optimale, elle n’était pas constitutive d’une faute médicale, compte tenu de son application sur une courte distance par un personnel médical suffisamment qualifié.

42.  Dans la motivation de son ordonnance, le parquet releva que le directeur de l’institut de Łódź, interrogé au sujet de la composition du collège, avait justifié l’absence en son sein du neurologue et du bactériologiste par la non-implication desdits médecins dans les soins en rapport avec la grossesse et l’accouchement.

43.  Le parquet nota que la reconstitution des faits, conduite sur demande de la requérante, avait étayé la thèse selon laquelle les gestes médicaux du médecin ayant porté le requérant à l’unité des soins intensifs auraient pu ne pas être perçus par les témoins oculaires.

44.  Le 13 août 2009, le tribunal régional de Gdańsk rejeta le recours de la requérante contre la durée de l’instruction, en l’attribuant aux délais de présentation des conclusions d’expertise et aux nombreux recours de la requérante.

45.  La requérante se plaignit au ministère de la Justice de la conduite de l’instruction. Dans une lettre du 2 septembre 2009 adressée en réponse à la requérante, le parquet national releva effectivement la présence de certaines irrégularités. Selon le parquet national, le parquet de Stargard Szczeciński avait fondé son ordonnance sur l’avis d’un collège dont la composition n’était pas conforme au code de procédure pénale. De fait, aucun neurologue n’en avait fait partie, alors que son avis aurait été pertinent pour l’affaire. L’avis du collège était incomplet, son contenu ne faisant pas apparaître si les questions auxquelles le second expert n’avait pas répondu avaient été élucidées par son confrère. La conclusion de ce dernier expert, aux termes de laquelle « le handicap de l’enfant était apparemment imputable à sa grande immaturité », était imprécise. Selon le parquet national, le parquet de Stargard Szczeciński aurait dû recueillir les pièces médicales dont l’absence avait empêché ledit expert de se prononcer de manière plus concluante, et l’interroger ensuite sur les éléments non précisés dans son propre avis et dans celui de son confrère. Le parquet national exposait encore avoir observé que la reconstitution des faits était viciée par le fait qu’aucun témoin oculaire n’y avait assisté. Toutefois, le complément d’instruction pouvait difficilement être effectué en l’espèce, au regard de la prescription imminente de la responsabilité des professionnels de santé concernés par la plainte.

46.  À la suite de la lettre du parquet national, le parquet d’appel de Gdańsk présenta une note explicative, faisant état des difficultés rencontrées par le parquet de Stargard Szczeciński dans la recherche d’experts. Il en ressortait que, à la suite du refus, en mars 2009, de l’institut de Szczecin d’établir des conclusions, seul l’institut de Łódź avait accepté de le faire avant la prescription des poursuites, sous réserve de la désignation des membres du collège par son responsable. Aucun autre établissement parmi ceux n’ayant pas encore été impliqués dans d’autres procédures engagées par la requérante n’avait accepté la demande du parquet. Le parquet d’appel estima que les conclusions d’expertise présentées en l’espèce étaient complètes et exhaustives ; elles fournissaient des réponses à l’ensemble des questions du parquet, de la requérante et de son avocat, y compris celles relevant du domaine de la neurologie. Dans la mesure où, en dépit de leur libellé différent, certaines questions de la requérante étaient en substance identiques à celles du parquet, pour éviter les répétitions, le second expert s’était référé à ses propres réponses données antérieurement à ces dernières questions. Le parquet d’appel estima qu’au regard de la notoriété de l’institut de Łódź en milieu médical, le fait que son responsable avait été habilité à choisir les membres du collège ne soulevait aucune question.

47.  Concernant les lacunes du dossier médical de la requérante relevées par le premier expert, le parquet nota que ce dernier avait été en possession des pièces produites par le médecin dont la requérante avait indiqué qu’il avait été son médecin traitant durant la grossesse. Vu que la première annotation au dossier avait été effectuée par ledit médecin à un stade avancé de la grossesse, le parquet avait effectué des démarches complémentaires pour établir le déroulement initial de celle-ci. A cet effet il avait entendu ledit médecin ainsi qu’un autre spécialiste de l’hôpital de Gdynia, établissement au sein duquel la requérante avait indiqué avoir séjourné pendant sa grossesse. Le parquet avait également obtenu dudit établissement le dossier médical de la requérante. Aucune autre pièce, susceptible d’attester du déroulement de sa grossesse, n’avait été présentée par la requérante.

48.  Le parquet d’appel de Gdańsk avait expliqué les difficultés dans la conduite de la reconstitution des faits par le long délai écoulé depuis lors. À la suite du refus du responsable de l’hôpital Saint-Adalbert d’autoriser sa conduite sur l’emplacement original, la reconstitution avait été effectuée à un autre endroit au sein dudit hôpital. Les actes reproduits, identiques à ceux jugés essentiels pour la solution de l’affaire, visaient à établir si, malgré la non-utilisation de la couveuse, le personnel soignant avait pu maintenir l’oxygénation adéquate du requérant lors de son transfert. En dépit de leur convocation, aucun témoin indiqué par la requérante ne s’était présenté à la reconstitution, seul son avocat y avait assisté. Quoique conscientes des lacunes dont la reconstitution était susceptible d’être entachée du fait de circonstances qui ne leur étaient pas imputables, les autorités décidèrent de l’effectuer à la date initialement programmée pour devancer la prescription des poursuites.

49.  Au regard de l’ensemble des démarches du parquet de Stargard Szczeciński en vue de la solution de l’affaire, le parquet d’appel conclut que ce dernier avait bien eu la diligence requise.

D.  Procédure pénale engagée par la requérante en sa qualité d’accusatrice privée

50.  Le 14 septembre 2009, la requérante se constitua accusatrice privée et déposa son propre acte d’accusation contre les médecins intervenus lors de la naissance du requérant. Le 2 novembre 2009, l’acte d’accusation fut transmis au tribunal de district de Gdańsk.

51.  A l’issue de la première audience, du 18 décembre 2009, le tribunal requit la comparution des témoins dont l’audition avait été sollicitée par la requérante dans son acte d’accusation.

52.  L’audience du 4 mars 2010 fut reportée en raison de la non‑comparution desdits témoins. À la suite d’une enquête de police ayant établi que l’un d’eux ne séjournait plus à l’adresse indiquée par la requérante, le tribunal sollicita des autorités compétentes la communication des pièces susceptibles de permettre sa localisation. Pour faciliter la comparution du second témoin, résidant à l’étranger, le tribunal fixa la date de son audition au 4 août 2010.

53.  Entre-temps, une audience fut tenue le 12 mai 2010.

54.  Suite à l’annulation de l’audience du 4 août 2010 pour cause de maladie du juge rapporteur, une nouvelle audience fut fixée au 27 septembre 2010. Entre-temps, le greffe du tribunal tenta de prendre contact avec le témoin résidant à l’étranger.

55.  Le dossier fait apparaître les audiences du 22 décembre 2010, des 26 janvier, 14 février, 17 mars et 21 avril 2011. Une vidéo-audition du témoin résidant à l’étranger fut programmée pour le 9 mai 2011.

56.  La procédure serait toujours en cours.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.  Le code civil

57.  Les articles 415 et suivants du code civil polonais, qui traitent de la responsabilité délictuelle, prévoient que quiconque provoque par sa faute un dommage à autrui est tenu de redresser ce dommage.

58.  En vertu de l’article 444 du code civil, quiconque cause un préjudice corporel ou une atteinte à la santé est tenu de réparer la totalité du dommage matériel qui en découle.

B.  La loi sur les chambres des médecins

59.  Selon l’article 51.1 de la loi, la procédure tendant à engager la responsabilité disciplinaire d’un médecin ne peut plus être engagée à l’expiration du délai de trois ans à compter de la date des faits.

60.  En vertu de l’article 51.4 de la loi, les poursuites pour infraction disciplinaire ne peuvent plus être conduites à l’expiration du délai de cinq ans à compter de la date des faits.

C.  Le code pénal

61.  En vertu de l’article 101 § 1. 3) du code, les poursuites relatives à l’infraction passible d’une peine d’emprisonnement supérieure à trois ans se prescrivent à l’expiration du délai de dix ans de la date des faits.

62.  Aux termes de l’article 160 § 1 du code, quiconque expose autrui à un risque pour sa vie ou à une grave atteinte à sa santé est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement. Selon l’article 160 § 2 du code, lorsqu’une infraction prévue au paragraphe 1 est commise par une personne tenue à une obligation d’assistance à l’égard de celle dont la vie ou santé ont été mises en danger, elle est passible d’une peine de trois mois à cinq ans d’emprisonnement.

D.  Le code de procédure pénale

63.  Selon l’article 55 § 1 du code, en cas de refus répété du procureur d’engager ou de poursuivre l’enquête, (...) la victime peut déposer un acte d’accusation auprès d’un tribunal dans un délai d’un mois à compter de la date à laquelle lui a été notifiée la décision du procureur.

E.  Les mesures visant à l’amélioration de la qualité des soins périnataux

64.  Dans les années 90’ a été mis en place en Pologne le projet gouvernemental visant à l’amélioration de la qualité des soins périnataux. Inspiré des standards en vigueur dans des pays offrant le plus haut niveau des soins en la matière, ce projet reposait sur le principe de répartition des établissements des soins périnataux en trois catégories (niveaux) (trójstopniowy program opieki prenatalnej), dont chacune correspondait à un niveau croissant des critères à remplir en matière de personnel, d’équipement médical et de performance. Les établissements relevant du premier niveau assuraient le suivi des grossesses sans complications, tandis que ceux du second et du troisième niveau prenaient en charge les pathologies respectivement moyennement graves et graves. Les principes prévus dans ledit programme ne constituent pas actuellement des normes professionnelles contraignantes.

F.  Le document établi en juillet 1999 par le ministère de la Santé «  Les soins médicaux standards en matière de néonatologie à l’intention des bénéficiaires des soins et des organismes payeurs » (Standard świadczenia usług medycznych « Neonatologia » ; materiały dla świadczeniobiorców i płatników)

65.  Le chapitre VII du document prévoit que les soins en rapport avec le transport d’un nouveau-né malade sont dispensés par les unités du second et du troisième niveau des soins périnataux. Le point 5 du chapitre VII indique que la couveuse de transport destinée à l’oxygénation IMV fait partie du matériel médical dont disposent les unités concernées.

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

66.  En invoquant les articles 2 et 8 de la Convention, les requérants se plaignent que le handicap du requérant a été causé par un défaut des soins requis lors de leur hospitalisation à l’hôpital Saint-Adalbert de Gdańsk, en particulier par la non-observation par le personnel médical des normes en matière de soins aux nouveau-nés, dont celle commandant l’emploi de la couveuse lors du transfert du requérant. Les requérants se plaignent en outre de l’absence d’effectivité des procédures conduites par les instances internes en vue de l’élucidation des circonstances à l’origine du handicap du requérant.

67.  Compte tenu de son approche dans les affaires similaires à la présente (voir, entre autres, Carlo Dossi et autres c. Italie (déc.), no 26053/07, 12 octobre 2010, Yardımcı c. Turquie, no 25266/05, 5 janvier 2010, Marie-Thérèse Trocellier c. France (déc.), no 75725/01, 5 octobre 2006, Gecekuşu c. Turquie (déc.), no 28870/05, 25 mai 2010), la Cour l’examinera sous l’angle de l’article 8 de la Convention, qui, dans sa partie pertinente, se lit ainsi :

 « 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A.  Sur la recevabilité

1.  Sur l’exception d’incompatibilité ratione materiae avec la Convention

68.  Le Gouvernement excipe de l’incompatibilitératione materiae de la requête avec les dispositions de la Convention. Selon lui, la Convention ne garantit pas, en tant que tel, le droit à des soins d’une qualité particulière. En outre, la Cour n’est pas habilitée à juger sur la base d’un dossier médical de l’opportunité ou de l’adéquation des soins dispensés aux requérants.

69.  Les requérants rejettent ces arguments.

70.  La Cour se réfère d’abord à sa décision (paragraphe 58 ci-dessus) d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 8 de la Convention. Elle rappelle dans ce contexte que relèvent du champ d’application de cette disposition les questions liées à l’intégrité morale et physique des individus, à leur privation de participation au choix des soins médicaux qui leur sont prodigués ainsi qu’à leur consentement à cet égard, et à l’accès à des informations leur permettant d’évaluer les risques sanitaires auxquels ils sont exposés (voir la jurisprudence citée au paragraphe 67). Au regard des principes qui précèdent, la Cour estime que les faits de la présente affaire la font entrer dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention.

71.  Partant, elle rejette l’exception du Gouvernement.

72.  La Cour constate que la requêten’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable à ce titre.

2.  Sur l’exception de non-épuisement des voies de recours internes

73.  Le Gouvernement soutient que la requête est prématurée, compte tenu du fait que la procédure pénale engagée par la requérante en sa qualité d’accusatrice privée est pendante. A supposer que cette procédure aboutisse au constat de culpabilité des professionnels de santé mis en cause, les requérants auront la faculté de demander la réouverture de la procédure civile conduite antérieurement à l’encontre de l’hôpital. Il en résulte que leur grief devant la Cour est encore susceptible de trouver un redressement dans l’ordre interne.

74.  Les requérants soutiennent que les recours requis ont été exercés.

75.  La Cour estime que l’exception du Gouvernement est liée à la substance du grief (voir, pour une approche similaire, R.R. c. Pologne, no 27617/04, § 119, 26 mai 2011). Dès lors, elle la joint au fond.

B.  Sur le fond

76.  Le Gouvernement soutient que la santé et l’intégrité physique des requérants ont été protégées de la manière requise par le personnel médical de l’hôpital Saint-Adalbert. Pour autant que les requérants imputent le handicap du requérant à son transfert à l’unité des soins intensifs effectué sans la couveuse, le Gouvernement concède que cet équipement, non disponible à l’unité hospitalière concernée avant 2006, n’a pas été employé en l’espèce. Aucune législation en vigueur à l’époque des faits n’imposait aux hôpitaux de cette spécialité l’obligation d’en être équipés ; il n’existait donc pas de norme contraignante en ce sens. Le document cité par les requérants dans leurs observations (voir au paragraphe 78 ci-dessous) ne contient qu’une recommandation du ministère de la Santé aux prestataires de services en matière de santé publique d’acquérir un tel équipement à terme (docelowo). En tout état de cause, tous les experts interrogés dans les procédures internes ont exclu l’existence d’un lien de causalité entre le handicap du requérant et la méthode employée par le personnel médical aux fins de son transfert à l’unité des soins intensifs.

77.  Le Gouvernement fait observer que la Convention reconnaît aux autorités nationales une certaine marge d’appréciation dans le choix des moyens pour remplir leurs obligations prévues par ce texte. Cette marge est encore plus étendue lorsqu’est en jeu un droit ayant des ramifications économiques, comme le niveau et la qualité de protection en matière de santé publique. L’appréciation de la question de savoir si l’État s’est acquitté de ses obligations dans ce domaine implique la prise en compte des différents facteurs, dont les ressources financières à sa disposition.

78.  Au sujet de l’inefficacité alléguée par les requérants des procédures internes, le Gouvernement soutient qu’elles ont été conformes aux exigences de l’article 8 de la Convention et respectueuses des intérêts légitimes des requérants. Concernant plus particulièrement l’enquête pénale, la note explicative du parquet d’appel de Gdańsk du 22 octobre 2009 atteste de la diligence des autorités.

79.  Les requérants contestent les arguments du Gouvernement. Ils persistent à dire que les autorités ont méconnu leurs obligations positives et maintiennent leurs allégations à l’égard de l’hôpital Saint-Adalbert. Selon eux, l’hôpital concerné, en tant qu’établissement de soins doté du second degré de spécialisation (II stopień specjalizacji), était tenu d’avoir des couveuses destinées au transport interne des nouveau-nés nécessitant l’oxygénation mécanique. Ceci ressort explicitement du document établi en 1999 par le ministère de la Santé sur les soins médicaux standards en matière de néonatologie (voir, le droit interne ci-dessus, § 65). Or, non seulement l’hôpital concerné n’en avait pas été équipé, en violation de la réglementation citée, mais encore le transport des nouveau-nés sans couveuse constituait une pratique habituelle de son personnel médical.

80.  Les requérants stigmatisent l’absence, à l’époque concernée,de législation protégeant en des termes clairs et non équivoques la santé des femmes enceintes et des nouveau-nés par la mise en place de normes en matière de soins et de procédures susceptibles d’en assurer le respect.

81.  Les requérants soutiennent que les procédures conduites par les instances internes, notamment l’enquête pénale, n’ont pas respecté les exigences de la Convention. S’agissant de cette dernière procédure, les requérants imputent aux autorités l’absence de la diligence requise et le manque de volonté d’élucider les circonstances à l’origine de l’affaire. Cette procédure, de durée déraisonnable, a été entachée d’irrégularités, déjà relevées par le parquet national.

82.  La Cour observe que les requérants allèguent en premier lieu que le handicap du requérant a été causé par un traitement médical défaillant, en particulier par la non-observation par le personnel médical des normes en matière de soins. La Cour relève dans ce contexte qu’aux engagements plutôt négatifs contenus dans l’article 8 peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif des droits garantis (voir Roche c. Royaume-Uni [GC], n32555/96, § 157,CEDH 2005‑X ; Trocellier et Yardımcı, précités).

Sur le terrain du droit à la vie, il a été jugé que les actes et omissions des autorités dans le cadre des politiques de santé publique peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité sous l’angle du volet matériel de l’article 2. Toutefois, dès lors qu’un Etat contractant a fait ce qu’il fallait pour assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé et pour garantir la protection de la vie des patients, on ne peut admettre que des questions telles qu’une erreur de jugement de la part d’un professionnel de la santé ou une mauvaise coordination entre des professionnels de la santé dans le cadre du traitement d’un patient en particulier suffisent en elles-mêmes à obliger un Etat contractant à rendre des comptes en vertu de l’obligation positive de protéger le droit à la vie qui lui incombait aux termes de l’article 2 de la Convention (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, 4 mai 2000 ; Byrzykowski c. Pologne, no11562/05, § 104, 27 juin 2006).

Les obligations positives incombant à l’Etat en vertu de l’article 2 de la Convention impliquent la mise en place par les autorités d’un cadre réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient publics ou privés, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie de leurs malades. Ces principes valent sans aucun doute également s’agissant, dans le même contexte, d’atteintes graves à l’intégrité physique entrant dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention.

83.  La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche d’examiner la législation interne in abstracto  ni de se prononcer, de façon générale, sur la compatibilité du système et de la pratique internes en matière de soins (voir, par analogie, Ruza c. Lettonie (déc.), no 33978/05, 11 mai 2010).Elle doit, autant que possible, limiter son examen à la manière dont la législation concernée a été effectivement appliquée aux requérants.

84.  Les rapports d’expertise recueillis par les instances internes ont établi que le traitement dispensé aux requérants à l’hôpital Saint-Adalbert de Gdańsk avait été adéquat et respectueux des règles de l’art médical. Plus particulièrement, tous les experts s’étant prononcés dans l’affaire ont jugé que le fait pour le requérant d’avoir été transféré à l’unité des soins intensifs sans couveuse n’avait pas eu d’incidence sur la formation de son handicap. Bien que certains experts aient estimé que l’utilisation d’une couveuse aurait été recommandée, aucun d’eux n’a retenu que le défaut d’employer pareil équipement était constitutif, dans ce cas précis, d’une faute médicale ou d’une infraction aux normes en matière de soins, imputable aux membres du personnel médical. La Cour relève que ni devant les instances internes, ni devant elle-même il n’a été établi qu’à l’époque des faits, l’emploi d’une couveuse dans des situations comme celle décrite dans la présente requête constituait une norme contraignante prescrite par la législation.

85.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’en l’espèce, la responsabilité de l’État ne saurait être engagée sous l’angle du volet matériel de l’article 8 de la Convention (Stihi-Boos c. Roumanie (déc.), no 7823/06, § 55, 11 octobre 2011).

86.  Pour autant que les requérants allèguent l’inefficacité des procédures conduites en vue de l’élucidation des circonstances à l’origine du handicap du requérant, la Cour rappelle que, sur le terrain de l’article 2 de la Convention, il a été jugé que les États parties ont l’obligation d’instaurer un système judiciaire efficace et indépendant, permettant d’établir la cause du décès d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, tant ceux agissant dans le cadre du secteur public que ceux travaillant dans des structures privées, et le cas échéant d’obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no32967/96, § 49, Lazzarini et Ghiacci c. Italie (déc), no53749/00, 7 novembre 2002).

87.  Dans le contexte spécifique des négligences médicales, l’obligation procédurale de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Pareille obligation peut aussi être réputée remplie si, par exemple, le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles – seul ou combiné avec un recours devant les juridictions pénales  ‑propre à permettre l’établissement de la responsabilité éventuelle des médecins en cause et, le cas échéant, l’application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages-intérêts et/ou la publication de l’arrêt. Des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées(Calvelli et Ciglio précité, § 51).

88.  L’obligation de l’État au regard de l’article 2 de la Convention ne peut être réputée satisfaite que si les mécanismes de protection prévus en droit interne [...] fonctionnent effectivement en pratique, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retards inutiles (Calvelli et Ciglio, § 53). Le prompt examen des affaires est important pour la sécurité des usagers de l’ensemble des services de santé (Byrzykowski, § 137).

89.  L’obligation procédurale concernée est une obligation non pas de résultat mais de moyens (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 71, CEDH 2002-II).

90.  En l’espèce, la Cour relève que le droit polonais offrait aux requérants plusieurs recours susceptibles de leur permettre de faire la lumière sur les circonstances à l’origine du handicap du requérant. Les requérants en ont fait un ample usage.

91.  D’abord, ils ont exercé à l’encontre de l’hôpital une action civile tendant à l’établissement de l’éventuelle implication de son personnel soignant dans le préjudice causé à la santé du requérant, et, le cas échéant, à l’obtention d’une réparation. La Cour note que la procédure ouverte à la suite de l’introduction de ladite action trois ans après les faits et clôturée environ quatre ans plus tard s’est déroulée devant trois instances juridictionnelles. Elle a eu comme issue le rejet de l’action des requérants, motivé par l’absence de lien de causalité entre les actions des médecins concernés et le handicap du requérant. Cette conclusion était étayée par trois avis d’expertise, tous écartant l’éventuel lien entre l’état de santé du requérant et le traitement dispensé à l’hôpital Saint-Adalbert. En même temps, dans lesdits avis les experts ont identifié les circonstances à l’origine du handicap du requérant, en l’occurrence non imputables aux actions du personnel médical. La Cour relève qu’outre les expertises, la conclusion des juridictions civiles a été fondée sur les éléments des dossiers médicaux et les déclarations des témoins, dont les membres du personnel médical impliqués dans les soins dispensés aux requérants. Les juridictions ont estimé que lesdits éléments étaient exhaustifs et corroborés les uns par les autres. La Cour note que rien dans le dossier ne laisse apparaître que la requérante n’aurait pas été proprement impliquée dans la procédure. Représentée par un professionnel, elle a été entendue par les tribunaux, a pu exercer les recours, poser des questions aux experts et formuler les objections qui lui paraissaient utiles à l’égard de leurs conclusions. La Cour estime qu’au vu du nombre d’instances juridictionnelles impliquées dans la procédure concernée, la durée de celle-ci ne saurait être critiquée.

92.  La Cour relève également que la plainte des requérants au ministère de la Santé, déposée peu avant la clôture de la procédure civile, a donné lieu à des poursuites disciplinaires à l’égard du médecin responsable de la prise en charge du requérant à la naissance. La Cour note que l’efficacité de la procédure concernée était dès le départ affectée par le dépôt tardif de ladite plainte, environ quatre années postérieurement à l’expiration du délai de prescription des poursuites. Nonobstant de cet obstacle, l’autorité saisie a examiné l’affaire sur le fond. Dans ce cadre, elle a rassemblé ses propres éléments de preuve, dont l’avis d’expertise, et les a confrontés aux pièces recueillies dans les autres procédures engagées par les requérants. Après avoir constaté que la conclusion de son propre expert sur la question posée par l’affaire corroborait celle des experts intervenus dans d’autres procédures, notamment la procédure civile, l’autorité en question a conclu à l’absence d’infraction aux règles de l’art médical lors du traitement dispensé aux requérants par les professionnels de santé mis en cause.

93.  La Cour note également les recours exercés par les requérants sur le plan pénal, dont la procédure engagée par la requérante en qualité d’accusatrice privée, actuellement pendante devant les juridictions internes. La Cour ne dispose pas d’éléments susceptibles d’indiquer que la manière dont ladite procédure a été instruite aurait jusqu’à présent été contraire à l’article 8 de la Convention.

94.  S’agissant de l’enquête pénale devant le parquet, la Cour note qu’elle a donné lieu à une ordonnance de non-lieu, constatant l’absence d’infraction aux dispositions pertinentes du code pénal en matière de protection de la vie et de l’intégrité des personnes par les membres du personnel médical en cause. Ladite ordonnance était appuyée par un certain nombre d’éléments, dont l’expertise recueillie dans le cadre de l’enquête. A l’instar des conclusions dans d’autres procédures engagées par les requérants, ladite expertise n’établissait pas de lien entre les actions du personnel médical et l’état de santé du requérant.

95.  Dans la mesure où les requérants, en se référant à la lettre du parquet national, se plaignent des déficiences de l’enquête, la Cour prend note du contenu de la lettre concernée et de celui de la lettre explicative présentée par le parquet d’appel de Gdańsk. Elle relève que l’enquête, engagée par les requérants environ sept ans après les faits, s’est étendue sur environ trois années, délai non excessif en soi, au-delà duquel elle ne pouvait plus être poursuivie, compte tenu de la prescription des poursuites intervenue au bout de dix ans à compter des faits. En l’espèce, les requérants n’ont pas expliqué pourquoi ils n’avaient pas initié la procédure plus tôt.

96.  La Cour relève qu’au cours des trois années de procédure, les autorités ont activement œuvré en vue de sa solution. L’ordonnance de non‑lieu, adoptée environ une année et trois mois après l’ouverture de la procédure, a été annulée pour cause de déficiences de l’expertise médicale. De même, l’expertise subséquente, recueille environ neuf mois plus tard, n’a pu être retenue, pour un motif similaire. Ultérieurement, les autorités ont tenté de remédier aux déficiences intervenues initialement. Toutefois, en raison du temps réduit à leur disposition avant la prescription des poursuites, leurs démarches en ce sens n’ont pu être entièrement satisfaisantes.

97.  La Cour note également que les délais d’attente pour la présentation des conclusions d’expertise ont contribué à l’absence de solution plus rapide de l’affaire.

98.  Nonobstant les observations qui précèdent, la Cour rappelle que l’objectif de la présente affaire consiste à rechercher si l’ordre juridique, dans son ensemble, a permis de traiter adéquatement l’affaire concernée (Dodov c. Bulgarie, no 59548/00, § 86, 17 janvier 2008). Dans le contexte spécifique des négligences médicales, l’obligation positive prévue par l’article 8 de la Convention peut être remplie si des voies de droit civiles, administratives ou disciplinaires étaient ouvertes aux intéressés (Balci c. Turquie, no 31079/02, § 74, 17 février 2009).

99.  En l’espèce, les requérants ont bénéficié de l’examen de leur affaire par les tribunaux civils sur trois degrés de juridiction ainsi que par l’autorité disciplinaire de l’ordre des médecins. Dans le cadre desdites procédures, dont le déroulement n’est pas critiquable, ce sont au total quatre avis d’expertise qui ont été recueillis, lesquels ont tous, d’une part, écarté l’hypothèse d’un lien de causalité entre les actions du personnel soignant et le handicap du requérant et, d’autre part, fait la lumière sur les circonstances à l’origine de l’état de santé de celui-ci. Ainsi, même si le déroulement de l’enquête pénale avait été susceptible de soulever des questions au regard de l’article 8 de la Convention, il ne saurait être soutenu que le système juridique polonais, considéré dans son ensemble, n’a pas fourni aux requérants de recours permettant d’examiner leur affaire de manière adéquate.

100.  Pour ces motifs, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes et conclut à la non-violation de l’article 8 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Joint au fond, l’exception du Gouvernement tirée du défaut d’épuisement des voies de recours internes et la rejette ;

2.  Rejette, l’exception du Gouvernement tirée de l’incompatibilité ratione materiae de la requête avec les dispositions de la Convention ;

3.  Déclare, la requête recevable ;

4.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 septembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

      Fatoş Aracı                                                            David Thór Björgvinsson
Greffière adjointe                                                                   Président