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Conseil d'Etat - 7 décembre 2007 N° 289328 - CENTRE HOSPITALIER DE VIENNE (Notion de perte de chance)

Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat établit les limites du préjudice subi par une patient suite à une faute commise lors de sa prise en charge dans un établissement public de santé et qui a entraîné une perte de chance d’obtenir une amélioration de son état de santé ou d’échapper à son aggravation. La Haute juridiction administrative précise également dans cet arrêt les modalités de réparation à l’égard du patient victime.
 
En l’espèce, il s’agit d’un patient ayant perdu un œil suite à un retard de diagnostic et de thérapeutique.
 
Le Conseil d’Etat considère donc que « dans le cas où la faute commise lors de la prise en charge ou le traitement d’un patient dans un établissement public hospitalier a compromis ses chances d’obtenir une amélioration de son état de santé ou d’échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de la faute commise par l’établissement et qui doit être intégralement réparé n’est pas le dommage corporel constaté, mais la perte de chance d’éviter que ce dommage soit advenu » et ajoute que « la réparation qui incombe à l’hôpital doit alors être évaluée à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l’ampleur de la chance perdue ». 

Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 23 janvier et 23 mai 2006 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour le CENTRE HOSPITALIER DE VIENNE, demandant au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'arrêt du 22 novembre 2005 par lequel la cour administrative d'appel de Lyon a réformé le jugement du 20 mars 2002 du tribunal administratif de Grenoble en portant à 30 000 euros la somme que le CENTRE HOSPITALIER DE VIENNE a été condamné à payer à M. X  et a rejeté le surplus de ses conclusions ;

2°) statuant au fond, de faire droit à ses conclusions d’appel incident présentées devant la cour administrative d’appel de Lyon et de rejeter les conclusions d’appel formées par M. X contre le jugement du tribunal administratif de Grenoble du 20 mars 2002 ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Damien Botteghi, Auditeur,
- les observations de Me Le Prado, avocat du CENTRE HOSPITALIER DE VIENNE et de la SCP Boré et Salve de Bruneton, avocat de M. X,
- les conclusions de M. Terry Olson, Commissaire du gouvernement ;

Considérant qu’il résulte des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l’aggravation de l’état de l’œil droit de M. X, qui avait été opéré en septembre 1995 dans un établissement de santé privé pour une trabléculectomie consécutive à un glaucome post–traumatique, a conduit l’intéressé à se rendre au service des urgences du CENTRE HOSPITALIER DE VIENNE le dimanche 5 novembre 1995 dans l’après-midi, où il a été examiné par l’ophtalmologiste de garde, qui lui a prescrit un traitement antibiotique par voie orale et lui a conseillé de revoir son médecin traitant ; qu’en raison de graves douleurs, M. X est retourné aux urgences dans la nuit, l’administration d’un antalgique par voie veineuse ayant alors été prescrit ; que, sur les conseils de son médecin traitant chez lequel il s’est rendu le lundi 6 novembre en début de matinée, il a de nouveau été admis au centre hospitalier ce même lundi en début d’après-midi, où a été constatée une ulcération centrale de la bulle de filtration entraînant une endophtalmie brutale ; que, malgré un traitement antibiotique par voie veineuse, M. X a perdu totalement la vision de son œil droit ;

Considérant qu’il résulte du rapport de l’expert désigné par le tribunal administratif de Grenoble que le diagnostic définitif d’endophtalmie n’a été posé que lors de la troisième consultation aux urgences du CENTRE HOSPITALIER DE VIENNE, alors qu’il aurait dû l’être lors de la deuxième consultation et permettre ainsi la mise en place d’un traitement approprié d’administration d’antibiotiques par voie générale veineuse ; que ce retard tant diagnostique que thérapeutique constitue, ainsi que l’a jugé le tribunal administratif de Grenoble dans son jugement du 20 mars 2002, non contesté sur ce point, une faute de nature à engager la responsabilité du centre hospitalier ;

Considérant, toutefois, que dans le cas où la faute commise lors de la prise en charge ou le traitement d’un patient dans un établissement public hospitalier a compromis ses chances d’obtenir une amélioration de son état de santé ou d’échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de la faute commise par l’établissement et qui doit être intégralement réparé n’est pas le dommage corporel constaté, mais la perte de chance d’éviter que ce dommage soit advenu ; que la réparation qui incombe à l’hôpital doit alors être évaluée à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l’ampleur de la chance perdue ;

Considérant qu’il résulte des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l’endophtalmie dont était atteint M. X, qui constitue une complication rare de la chirurgie du glaucome, peut conduire, même traitée à temps, à la cécité de l’œil et qu’à supposer que l’infection oculaire soit guérie, le pronostic visuel demeure aléatoire ; que, dans ces conditions, le retard fautif n’a entraîné pour l’intéressé qu’une perte de chance d’échapper à la cécité totale de son œil droit ; que, par suite, la réparation qui incombe à l’établissement public hospitalier doit être évaluée à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l’ampleur de la chance perdue ; que, dès lors, en mettant à la charge du CENTRE HOSPITALIER DE VIENNE la réparation de l’entier dommage corporel subi par M. X, la cour administrative d’appel de Lyon a commis une erreur de droit ; que son arrêt du 22 novembre 2005 doit, pour ce motif, être annulé ;

Considérant qu’il y a lieu, par application de l’article L. 821-2 du code de justice administrative, de régler l’affaire au fond ;

Sur les conclusions d’appel de M. X et d’appel incident du CENTRE HOSPITALIER DE VIENNE :

Sur la régularité du jugement :

Considérant que le tribunal administratif de Grenoble a à bon droit écarté la demande de l’établissement public qui contestait la pertinence des conclusions de l’expert et demandait une nouvelle expertise, dès lors qu’il n’était ni allégué ni établi que les conditions de cette expertise étaient irrégulières et que le tribunal était suffisamment informé par les pièces du dossier, sans qu’il fût besoin de recourir à de nouvelles mesures d’instruction ;

Sur la responsabilité :

Considérant que le CENTRE HOSPITALIER DE VIENNE soutient que le comportement de M. X, qui s’est rendu aux urgences le lundi 6 novembre 1995 vers 13 heures alors que son médecin traitant l’avait orienté vers celles-ci dès 8 heures, a été fautif et de nature à l’exonérer de sa propre responsabilité ; que, toutefois, cette action de M. X, à la supposer fautive, n’est pas de nature à exonérer de sa responsabilité l’établissement public, qui est, ainsi qu’il a été dit ci-dessus, engagée à raison des erreurs diagnostique et thérapeutique commises lors de la consultation de l’intéressé aux urgences dans la nuit du 5 au 6 novembre, soit avant que M. X ne se rende chez son médecin traitant ;

Sur le préjudice :

Considérant qu’il sera fait une juste évaluation du dommage corporel résultant de la perte de l’usage d’un œil en le fixant à la somme de 50 000 euros ; que, toutefois, le préjudice dont M. X peut obtenir réparation ne correspond pas à ce dommage, mais à la perte de chance d’éviter la cécité totale de son œil droit, qui doit être évaluée, ainsi qu’il a été dit ci-dessus, à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l’ampleur de la chance perdue ; qu’il ressort des pièces du dossier, notamment de l’expertise médicale, qu’en l’espèce le préjudice indemnisable doit être évalué à 30 % du dommage corporel ; que le CENTRE HOSPITALIER DE VIENNE doit par suite être condamné à verser à M. X la somme de 15 000 euros ;

Considérant que M. X n’apporte aucune justification permettant d’apprécier l’existence d’un préjudice d’agrément ou d’un préjudice économique ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que M. X et le CENTRE HOSPITALIER DE VIENNE ne sont pas fondés à soutenir que c’est à tort que, par le jugement du 20 mars 2002, le tribunal administratif de Grenoble à condamné le CENTRE HOSPITALIER DE VIENNE à verser à M. X la somme de 15 000 euros en réparation du préjudice qu’il a subi du fait de la perte de chance d’éviter la cécité de son œil droit ;

Sur les conclusions présentées devant le Conseil d’Etat et la cour administrative d’appel de Lyon tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant que ces dispositions font obstacle à ce que soit mises à la charge du CENTRE HOSPITALIER DE VIENNE les sommes demandées par M. X devant le Conseil d’Etat et la cour administrative d’appel de Lyon ;

D E C I D E :

Article 1er : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Lyon du 22 novembre 2005 est annulé.

Article 2 : Les conclusions de M. X et du CENTRE HOSPITALIER DE VIENNE présentées devant la cour administrative d’appel de Lyon sont rejetées.

Article 3 : Le surplus des conclusions présentées par M. X devant le Conseil d’Etat est rejeté.

Article 4 : La présente décision sera notifiée au CENTRE HOSPITALIER DE VIENNE, à M. X, à la caisse primaire d'assurance maladie de la Vienne et au ministre de la santé et des solidarités.