Dans cet arrêt, la Cour décide que si l’article 45 du code des marchés publics « autorise les soumissionnaires à s'adjoindre, notamment par voie de sous-traitance, le concours de spécialistes possédant les compétences dont eux-mêmes ne disposent pas afin de réunir l'ensemble des capacités requises à l'appui de leur candidature à l'attribution d'un marché public, c'est à la condition de ne pas méconnaître les dispositions déontologiques particulières régissant l'exercice de certaines activités et dont le pouvoir adjudicateur doit assurer le respect à tous les stades de la mise en concurrence ». C’est pourquoi, dans la mesure où des prestations juridiques ne peuvent être délivrées que directement par les professionnels qui disposent des qualifications requises par la loi, cela implique « qu'ils soient cotraitants du marché à l'exécution duquel ils doivent participer et donc qu'ils signent l'acte d'engagement ».
Cour administrative d'appel de Lyon
Chambre 4
18 Juin 2015
N° 14LY02786
M. WYSS, Président
Mme Aline SAMSON DYE, Rapporteur
M. DURSAPT, Rapporteur public
CABINET DANA & ASSOCIES, Avocat
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Le conseil de l'ordre des avocats au barreau Z. a demandé au Tribunal administratif de Grenoble :
- d'annuler la décision du Syndicat à vocation multiple (Sivom) Y. d'attribuer à la société X. un marché d'études juridiques et techniques pour sa transformation en communauté de communes ;
- d'annuler la décision du président du Sivom Y. de signer ce marché ;
- d'annuler la décision par laquelle le président du Sivom Y. a rejeté le recours gracieux tendant à ce que le marché ne soit pas signé ou fasse l'objet d'une résiliation ;
- d'enjoindre au président du Sivom Y. de procéder à la résolution du marché, à défaut de saisir le juge du contrat, dans le délai de deux mois à compter de la notification du jugement, sous astreinte journalière de 150 euros ;
- de mettre à la charge du Sivom Y. la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Par un jugement n° 1203893 du 20 juin 2014, le Tribunal administratif de Grenoble a annulé les décisions du président du Sivom Y. relatives à l'attribution du marché public à la société X., à la signature de ce marché et au rejet du recours gracieux, a enjoint au président du Sivom Y. de poursuivre la résolution du marché dans le délai de deux mois à compter de la notification du jugement et, à défaut d'accord entre les parties, de saisir le juge du contrat de conclusions tendant à voir le marché déclaré nul, dans le délai de trois mois, a mis à la charge du Sivom Y. la somme de 1 500 euros à verser à l'ordre des avocats au Barreau Z. au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, et rejeté les conclusions du Sivom Y. relatives aux frais non compris dans les dépens.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 4 septembre 2014, la communauté de communes W., venant aux droits du Sivom Y. , représentée par Me D..., demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement du Tribunal administratif de Grenoble du 20 juin 2014 ;
2°) de rejeter les conclusions aux fins d'annulation et d'injonction de l'ordre des avocats du barreau Z. ;
3°) de mettre à la charge de l'ordre des avocats au barreau Z. une somme de 5 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Elle soutient que :
- tout marché public peut faire l'objet d'une candidature qui s'appuierait sur les capacités juridiques d'un autre opérateur, quelle que soit la nature juridique des liens les unissant, notamment en cas de sous-traitance ; en estimant qu'une dérogation à ce principe s'appliquait à un marché comportant des prestations de conseil juridique et qu'un groupement était nécessaire, le tribunal a commis une erreur de droit ; en toute hypothèse, la procédure de sélection des candidats a permis au Sivom de choisir la société X. en connaissance de l'intervention du cabinet d'avocats … ; c'est à tort que les premiers juges ont annulé les actes détachables de la passation du marché ;
- c'est à tort que le tribunal lui a enjoint de poursuivre la résolution du marché, ou à défaut de saisir le juge du contrat pour qu'il en prononce la nullité ; le tribunal a commis une erreur de droit en omettant d'apprécier si le motif d'annulation constituait une illégalité d'une particulière gravité ; au demeurant, le Sivom a choisi la société X. en connaissance de l'intervention du cabinet …, dont la qualité de sous-traitant a été régularisée le 14 mai 2012, le marché a été intégralement exécuté à la date du 2 octobre 2013, les prestations juridiques n'ont pas été réalisées par un opérateur qui n'aurait pas disposé des compétences nécessaires au regard des dispositions régissant la profession d'avocat issues de la loi du 31 décembre 1971.
Par un mémoire enregistré le 18 décembre 2014, l'ordre des avocats au barreau Z. représenté par Me B..., demande à la cour :
1°) à titre principal, de rejeter la requête ;
2°) à titre subsidiaire, d'annuler les décisions du Sivom Y. relatives à l'attribution du marché public à la société X. , à la signature de ce marché et au rejet du recours gracieux, et d'enjoindre au président de la communauté de communes W. de poursuivre la résolution amiable du marché et, à défaut d'accord entre les parties, de saisir le juge du contrat aux fins de prendre toute mesure appropriée, dans le délai de deux mois à compter de la notification de la décision, sous astreinte de 150 euros par jour de retard ;
3°) de mettre à la charge de la communauté de communes W. la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- c'est à bon droit que le tribunal a annulé les actes détachables du marché en estimant qu'une prestation juridique ne peut être exercée que directement par les professionnels qui disposent des qualifications requises ; le Sivom a méconnu la loi du 31 décembre 1971, ainsi que l'article 3 du cahier des clauses techniques particulières, en s'abstenant de rejeter la candidature et l'offre, qui était inacceptable, de la société X. ;
- en tout état de cause, à supposer même que la sous-traitance de prestations juridiques soit possible, ni la candidature ni l'offre de la société X. ne présentait un professionnel du droit, l'acte de sous-traitance ayant été établi a posteriori, après l'attribution du marché, en méconnaissance de l'article 45-III du code des marchés publics et de l'article 3 de l'arrêté du 28 août 2006, la simple mention du cabinet d'avocats ... dans le document intitulé " proposition d'intervention " ne permettant pas de garantir son intervention dans l'exécution du marché ;
- c'est à bon droit que le tribunal a enjoint au Sivom de résoudre le marché contesté ; seule la motivation du jugement est contestée, l'appelante ne prétend pas que la nature de l'illégalité devrait entraîner une sanction plus faible que la résolution ; en l'espèce, la caractérisation d'une illégalité d'une particulière gravité se déduit de la constatation du non-respect du périmètre du droit qui rend le contenu du contrat illicite comme contrevenant à une règle d'ordre public énoncée par la loi ; la circonstance qu'un contrat a été exécuté n'empêche pas sa résolution ;
- à supposer même qu'Yvon Martinet, en sa qualité de vice-bâtonnier, puisse être considéré comme ne bénéficiant pas d'un mandat exprès pour introduire le recours gracieux du 4 mai 2012, cette absence a été régularisée par l'introduction de la demande de première instance par le bâtonnier, habilitée par le conseil de l'ordre des avocats au barreau Z. ; l'attribution d'un marché comportant des prestations juridiques à une société ne répondant pas aux conditions posées par la loi du 31 décembre 1971 porte atteinte aux intérêts des avocats.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code des marchés publics,
- la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971,
- le code de justice administrative ;
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 28 mai 2015 :
- le rapport de Mme Samson-Dye, premier conseiller,
- les conclusions de Mme Gondouin, rapporteur public, désignée en application des dispositions des articles R. 222-32 et R. 222-24 du code de justice administrative,
- les observations de Me C..., représentant la communauté de communes W. et de Me A..., représentant l'ordre des avocats du barreau Z. ;
1. Considérant que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Grenoble a, à la demande du conseil de l'ordre des avocats du barreau Z., annulé les décisions du président du Sivom Y. relatives à l'attribution d'un marché public à la société X., à la signature de ce marché et au rejet du recours gracieux, a enjoint au président du Sivom Y. de poursuivre la résolution du marché dans le délai de deux mois à compter de la notification du jugement et, à défaut d'accord entre les parties, de saisir le juge du contrat de conclusions tendant à voir le marché déclaré nul, dans le délai de trois mois ; que la communauté de communes W. , venant aux droits du Sivom Y., relève appel de ce jugement ;
Sur l'annulation des actes détachables :
2. Considérant qu'aux termes du 4° du II de l'article 30 du code des marchés publics : " Le pouvoir adjudicateur veille au respect des principes déontologiques et des réglementations applicables, le cas échéant, aux professions concernées " ; qu'aux termes du III de l'article 45 du même code : " Pour justifier de ses capacités professionnelles, techniques et financières, le candidat, même s'il s'agit d'un groupement, peut demander que soient également prises en compte les capacités professionnelles, techniques et financières d'autres opérateurs économiques, quelle que soit la nature juridique des liens existant entre ces opérateurs et lui. Dans ce cas, il justifie des capacités de ce ou ces opérateurs économiques et apporte la preuve qu'il en disposera pour l'exécution du marché (...) " ; qu'aux termes de l'article 54 de la loi du 31 décembre 1971 susvisée : " Nul ne peut, directement ou par personne interposée, à titre habituel et rémunéré, donner des consultations juridiques ou rédiger des actes sous seing privé, pour autrui : 1° S'il n'est titulaire d'une licence en droit ou s'il ne justifie, à défaut, d'une compétence juridique appropriée à la consultation et la rédaction d'actes en matière juridique qu'il est autorisé à pratiquer conformément aux articles 56 à 66. / Les personnes mentionnées aux articles 56, 57 et 58 sont réputées posséder cette compétence juridique. / Pour les personnes exerçant une activité professionnelle réglementée mentionnées à l'article 59, elle résulte des textes les régissant. / Pour chacune des activités non réglementées visées à l'article 60, elle résulte de l'agrément donné, pour la pratique du droit à titre accessoire de celle-ci, par un arrêté, pris après avis d'une commission, qui fixe, le cas échéant, les conditions de qualification ou d'expérience juridique exigées des personnes exerçant cette activité et souhaitant pratiquer le droit à titre accessoire de celle-ci " ; qu'aux termes de l'article 60 de la même loi : " Les personnes exerçant une activité professionnelle non réglementée pour laquelle elles justifient d'une qualification reconnue par l'Etat ou attestée par un organisme public ou un organisme professionnel agréé peuvent, dans les limites de cette qualification, donner des consultations juridiques relevant directement de leur activité principale et rédiger des actes sous seing privé qui constituent l'accessoire nécessaire de cette activité. " ;
3. Considérant que si l'article 45 précité du code des marchés publics autorise les soumissionnaires à s'adjoindre, notamment par voie de sous-traitance, le concours de spécialistes possédant les compétences dont eux-mêmes ne disposent pas afin de réunir l'ensemble des capacités requises à l'appui de leur candidature à l'attribution d'un marché public, c'est à la condition de ne pas méconnaître les dispositions déontologiques particulières régissant l'exercice de certaines activités et dont le pouvoir adjudicateur doit assurer le respect à tous les stades de la mise en concurrence ; que tel est le cas des prestations juridiques qui ne peuvent être délivrées que directement par les professionnels qui disposent des qualifications requises par l'article 54 précité de la loi du 31 décembre 1971, ce qui implique qu'ils soient cotraitants du marché à l'exécution duquel ils doivent participer et donc qu'ils signent l'acte d'engagement ;
4. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier et, qu'il n'est d'ailleurs pas contesté que le marché en litige portait notamment sur la validation d'un projet de statuts du nouvel établissement public de coopération intercommunale et sur la réalisation de plusieurs études ayant une dimension juridique ; que cette mission relève d'une activité de consultation juridique et ne peut être accomplie que par les personnes mentionnées à l'article 54 de la loi du 31 décembre 1971 précitée ; que la société X., attributaire du marché, ne justifiait en son sein, d'aucune compétence juridique ; que, dans ces conditions, et sans que la communauté de communes ne puisse utilement se prévaloir de ce que la société X. s'est assuré les services d'un cabinet d'avocats en tant que sous-traitant, au demeurant postérieurement à l'attribution du marché, le contrat conclu méconnaît les dispositions précitées de l'article 54 de la loi du 31 décembre 1971 et du 4° du II de l'article 30 du code des marchés publics ; que, par suite, la communauté de communes requérante n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que le Tribunal administratif de Grenoble a annulé les actes détachables de ce marché ;
Sur l'injonction prononcée par les premiers juges :
5. Considérant qu'aux termes de l'article L. 911-1 du code de justice administrative : " Lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d'un délai d'exécution " ;
6. Considérant que l'annulation d'un acte détachable d'un contrat n'implique pas nécessairement que le contrat en cause doive être annulé ; qu'il appartient au juge de l'exécution, après avoir pris en considération la nature de l'illégalité commise, soit de décider que la poursuite de l'exécution du contrat est possible, éventuellement sous réserve de mesures de régularisation prises par la personne publique ou convenues entre les parties, soit, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l'intérêt général, d'enjoindre à la personne publique de résilier le contrat, le cas échéant avec un effet différé, soit, eu égard à une illégalité d'une particulière gravité, d'inviter les parties à résoudre leurs relations contractuelles ou, à défaut d'entente sur cette résolution, à saisir le juge du contrat afin qu'il en règle les modalités s'il estime que la résolution peut être une solution appropriée ;
7. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que les premiers juges n'ont pas caractérisé l'existence d'une illégalité d'une particulière gravité ; qu'il suit de là que la communauté de communes est fondée à soutenir que c'est à tort que le tribunal a, dans ces conditions, estimé que son jugement impliquait la résolution amiable du marché ou, à défaut, la saisine du juge du contrat ;
8. Considérant toutefois qu'il résulte de l'instruction qu'en raison du vice relevé au point 4, le contrat litigieux a une cause illicite, ce qui constitue une illégalité d'une particulière gravité ; qu'ainsi qu'il a été dit précédemment, la sous-traitance d'une partie des missions du marché à un cabinet d'avocat ne saurait être regardée comme régularisant ce vice ; qu'une telle illégalité impliquait d'inviter les parties à résoudre leurs relations contractuelles ou, à défaut d'entente sur cette résolution, à saisir le juge du contrat afin qu'il en règle les modalités s'il estime que la résolution peut être une solution appropriée, sans que la circonstance que le contrat avait été intégralement exécuté ne fasse obstacle à sa disparition rétroactive ; que, dès lors, la communauté de communes n'est pas fondée à se plaindre de la mesure d'injonction ordonnée par les premiers juges ;
Sur les frais non compris dans les dépens :
9. Considérant, en premier lieu, que les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que la Cour fasse bénéficier la partie perdante du paiement par l'autre partie des frais exposés à l'occasion du litige soumis au juge et non compris dans les dépens ; que, dès lors, les conclusions de la communauté de communes W. , partie perdante, doivent être rejetées ;
10. Considérant, en second lieu, qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, de mettre à la charge de la requérante la somme de 2 000 euros au titre des frais exposés par le conseil de l'ordre des avocats du barreau Z. et non compris dans les dépens ;
DECIDE
Article 1er : La requête de la communauté de communes W. est rejetée.
Article 2 : La communauté de communes W. versera au conseil de l'ordre des avocats du barreau Z. une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le surplus des conclusions du conseil de l'ordre des avocats du barreau Z. est rejeté.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à la communauté de communes W. et au conseil de l'ordre des avocats du barreau Z.