Dans ces affaires, des délinquants, reconnus pénalement irresponsables de leurs actes, pour lesquels une mesure d’internement a été prononcée par les juridictions internes en application de la loi de défense sociale en vigueur en Belgique, affirment qu’ils sont détenus dans des conditions qui ne sont pas adaptées à leur état de santé mentale. La question qu’il est demandé à la Cour de trancher est donc celle de savoir si la détention des requérants a lieu dans un établissement de santé approprié. Depuis quelques années, la jurisprudence de la CEDH est constante en la matière : « La Cour constate que les requérants sont tous internés dans les ailes psychiatriques de prisons ordinaires depuis de nombreuses années. Certains d’entre eux n’ont jamais fait l’objet d’une mise en liberté à l’essai ou définitive depuis leur incarcération, d’autres ont fait l’objet d’une ou de plusieurs mises en liberté à l’essai et ont, à chaque fois, été réincarcérés ». « La Cour considère que l’internement des requérants dans un lieu inadapté à leur état de santé mentale depuis de nombreuses années (ne permettant pas qu’ils reçoivent des soins thérapeutiques pouvant contribuer à une réintégration fructueuse dans la vie sociale) a rompu le lien requis par l’article 5§1 e) de la Convention entre le but de la détention – à savoir, non seulement la sécurité de la société mais aussi le traitement des requérants – et les conditions dans lesquelles cette détention a lieu ». Il y a donc, selon la Cour, violation de l’article 5§1 de la Convention. Le pays défendeur doit verser à chacun des requérants la somme de 15 000 euros pour dommage moral. |
Cour européenne des droits de l'Homme
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE X ET AUTRES c. BELGIQUE
(Requêtes nos 49484/11, 53703/11, 4710/12, 15969/12, 49863/12 et 70761/12)
ARRÊT
STRASBOURG
3 février 2015
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire X et autres c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Nebojša Vučinić, président, Paul Lemmens, Egidijus Kūris, juges, et de Abel Campos, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 janvier 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent six requêtes (nos 49484/11, 53703/11, 4710/12, 15969/12, 49863/12 et 70761/12) dirigées contre le Royaume de Belgique et dont six ressortissants de cet État, dont les noms figurent ci-joint en annexe (« les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me P. Verpoorten, avocat à Herentals. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Tysebaert, conseiller général, service public fédéral de la Justice.
3. Le 1er juillet 2013, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.
4. Le Gouvernement s’oppose à l’examen de la requête par un Comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour la rejette.
EN FAIT
I. LE CONTEXTE DES AFFAIRES
5. Les requérants sont des délinquants ayant été reconnus pénalement irresponsables de leurs actes et pour lesquels une mesure d’internement a été prononcée en application des articles 1 et 7 de la loi du 9 avril 1930 de défense sociale à l’égard des anormaux, des délinquants d’habitude et des auteurs de certains délits sexuels (« loi de défense sociale » ; voir Claes c. Belgique, no 43418/09, §§ 44-45, 10 janvier 2013). Ces mesures sont à chaque fois ordonnées au motif que la sécurité de la société et le traitement des requérants exigent leur internement.
II. LES FAITS PROPRES À CHAQUE AFFAIRE
A. Requête no 49484/11
6. Par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers du 21 novembre 2002, le requérant fut interné pour des faits qualifiés d’homicide volontaire sur son beau-père. Un diagnostic de trouble de la personnalité antisociale fut posé, combiné à un degré d’intelligence de faiblement normal à peu doué.
7. Le requérant fut initialement détenu à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas. Après un passage à la prison de Gand, le requérant fut finalement interné dans l’aile psychiatrique de la prison de Turnhout le 1er juin 2004. Il y a été détenu en continu depuis lors.
8. De 2004 à 2010, la Commission de défense sociale (« CDS ») d’Anvers ordonna à intervalles réguliers le maintien du requérant à la prison de Turnhout. Elle demanda également à plusieurs reprises à ce qu’il soit procédé à une pré-thérapie.
9. Le 26 octobre 2010, la CDS d’Anvers reporta l’examen de l’affaire pendant six mois au motif que le requérant ne s’était pas présenté à l’audience sans justification valable. Le requérant fit appel de cette décision, considérant que par cette décision, la CDS confirmait de facto le maintien du requérant à Turnhout pour les six mois suivants.
10. Le 9 décembre 2010, la Commission supérieure de défense sociale (« CSDS ») rejeta l’appel interjeté par le requérant. Elle estima qu’il n’y avait pas lieu d’ordonner une visite sur place de l’aile psychiatrique de la prison de Turnhout. La CSDS considéra que l’état mental du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré et que les conditions d’un reclassement n’étaient pas remplies. Par ailleurs, elle jugea que la prolongation de la détention d’un interné qui ne remplissait pas les conditions d’une mise en liberté conditionnelle ou définitive n’emportait pas violation de l’article 5 de la Convention.
11. Par un arrêt du 1er mars 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle estima notamment que la CSDS avait apprécié l’état du requérant à la lumière des éléments concrets de l’affaire et à la lumière de l’article 5 § 1 de la Convention.
12. D’après les informations fournies au dossier, le requérant est toujours interné à l’aile psychiatrique de la prison de Turnhout. Le psychiatre de la prison estime que le requérant est atteint d’une psychopathie fondamentale avec un risque élevé de récidive et qu’il n’existe, à ce jour, aucune possibilité de traitement en Belgique.
B. Requête no 53703/11
13. Par une ordonnance de la chambre du conseil du tribunal de première instance d’Anvers du 23 juillet 1993, le requérant fut interné pour des faits qualifiés de viol sur mineur de moins de dix ans et attentat à la pudeur sur mineur de moins de seize ans. Le requérant, ayant un quotient intellectuel de 52, est considéré comme atteint d’une débilité mentale faible à modérée, conjuguée à un abus d’alcool.
14. Le requérant fut interné à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas. Il fut libéré à l’essai le 23 octobre 1997, puis réincarcéré le 17 mars 1998. Depuis lors, le requérant est détenu de manière continue à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas, dans le pavillon « De Haven ».
15. La CDS d’Anvers confirma à intervalles réguliers le maintien du requérant à la prison de Merksplas jusqu’à ce qu’il soit en mesure de présenter une attestation de prise en charge par une institution de l’Agence flamande pour les personnes handicapées (Vlaams Agentschap voor Personen met een Handicap, ci-après « VAPH »).
16. Le 1er décembre 2010, la CDS d’Anvers rejeta quatre diverses demandes du requérant : une visite des lieux n’était pas opportune compte tenu du fait que la CDS avait connaissance des conditions dans lesquelles le requérant était interné ; ces conditions étaient adaptées au trouble mental du requérant de telle sorte que sa détention avait lieu dans un établissement approprié ; le fait que le requérant pourrait être transféré vers un établissement de la VAPH n’enlevait rien au précédent constat ; l’état mental du requérant nécessitait la poursuite de la privation de liberté ; le fait que le requérant était privé de liberté depuis longtemps ne changeait rien au précédent constat. Par conséquent, la CDS décida une nouvelle fois du maintien du requérant à Merksplas jusqu’à ce qu’il soit en mesure de présenter une attestation de prise en charge par une institution de la VAPH.
17. Le 6 janvier 2011, la CSDS confirma la décision de la CDS, considérant que l’état de santé du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré et qu’il ne remplissait pas les conditions d’un reclassement. Aussi, la CSDS ne pouvait pas ordonner le transfèrement du requérant vers une institution psychiatrique adaptée tant qu’une preuve d’acceptation de prise en charge n’était pas fournie. Par ailleurs, elle estima que la détention d’une personne qui ne remplissait pas les conditions pour sa mise en liberté n’emportait pas violation des articles 5 et 13 de la Convention.
18. Par un arrêt du 22 mars 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle estima notamment que la CSDS avait apprécié l’état du requérant à la lumière des éléments concrets de l’affaire et à la lumière de l’article 5 § 1 de la Convention.
19. Le 23 mai 2013, la CDS d’Anvers ordonna, en application de l’article 14 de la loi de défense sociale, le placement immédiat du requérant à LIMES, une institution spécialisée pour les personnes avec des déficiences mentales à Saint-Trond. Le 5 juin 2013, le coordinateur de LIMES informa le requérant qu’il n’y avait pas de place pour l’accueillir.
20. Le 28 novembre 2013, le requérant cita l’État devant le président du tribunal de première instance de Bruxelles, siégeant en référé, afin d’obtenir, sous peine d’astreinte, l’exécution de la décision de la CDS du 23 mai 2013. Au moment des dernières informations fournies au dossier, le 3 mars 2014, cette citation en référé était pendante et le requérant était toujours détenu à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas.
C. Requête no 4710/12
21. Le requérant fut une première fois interné entre le 31 mai 1995 et le 24 mars 1998 pour des faits de viol et d’attentat à la pudeur. À cette dernière date, il fut libéré à l’essai, puis mis en liberté définitive le 2 mars 2001.
22. Par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers du 7 juillet 2006, le requérant fut interné une nouvelle fois pour des faits qualifiés d’attentat à la pudeur sur mineur de moins de seize ans. Un diagnostic de dysfonctionnement sexuel fut posé, consistant en de la pédophilie avec des distorsions cognitives et de l’impulsivité.
23. Le requérant fut placé à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas. En dehors de quelques courtes permissions de sortie journalières pour voir sa famille, il y a été détenu en continu depuis sa réincarcération.
24. De 2006 à 2008, la CDS d’Anvers ordonna à intervalles réguliers le maintien du requérant à la prison de Merksplas et demanda également à ce qu’il soit procédé à une pré-thérapie. Depuis sa décision du 14 octobre 2008, la CDS confirma à intervalles réguliers le maintien du requérant à la prison de Merksplas jusqu’à ce qu’il soit en mesure de présenter une attestation de prise en charge par une institution spécialisée pour les comportements sexuels déviants.
25. Le 1er décembre 2010, la CDS d’Anvers rejeta diverses demandes du requérant : une visite des lieux n’était pas opportune compte tenu du fait que la CDS avait connaissance des conditions dans lesquelles le requérant était interné ; nonobstant l’absence d’une thérapie psychiatrique pour comportement sexuel déviant, les conditions de détention du requérant n’étaient pas inappropriées à son trouble mental ; tant que le requérant continuait de nier les faits pour lesquels il avait été interné, tout traitement psychiatrique était inutile et de ce fait, et il ne pouvait pas être reproché aux institutions spécialisées de ne pas vouloir entamer une thérapie avec le requérant ; ainsi, le transfèrement du requérant vers une telle institution apparaissait inutile ; le trouble mental du requérant empêchait sa mise en liberté sans thérapie. Par conséquent, la CDS décida une nouvelle fois du maintien du requérant à Merksplas jusqu’à ce qu’il soit en mesure de présenter une attestation de prise en charge par une institution spécialisée dans le traitement de comportements sexuels déviants.
26. Le 6 janvier 2011, la CSDS confirma la décision de la CDS, considérant que l’état de santé du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré et qu’il ne remplissait pas les conditions d’un reclassement. Aussi, la CSDS ne pouvait pas ordonner le transfèrement du requérant vers une institution psychiatrique adaptée tant qu’une preuve d’acceptation de prise en charge n’était pas fournie. Par ailleurs, elle estima que la détention d’une personne qui ne remplissait pas les conditions pour sa mise en liberté n’emportait pas violation des articles 5 et 13 de la Convention.
27. Par un arrêt du 3 mai 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle estima notamment que la CSDS avait apprécié l’état du requérant à la lumière des éléments concrets de l’affaire et à la lumière de l’article 5 § 1 de la Convention.
28. Le 17 octobre 2013, le requérant cita l’État devant le président du tribunal de première instance de Bruxelles, siégeant en référé, afin d’obtenir, sous peine d’astreinte, la mise en oeuvre d’une thérapie pendant sa détention afin de mettre fin à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention qu’il alléguait. Au moment des dernières informations fournies au dossier, le 3 mars 2014, cette citation en référé était pendante et le requérant était toujours interné à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas.
D. Requête no 15969/12
29. Par une ordonnance de la chambre du conseil du tribunal de première instance de Termonde du 11 juin 2004, le requérant fut interné pour des faits qualifiés d’incendie volontaire. Le requérant fut également interné par un arrêté ministériel du 24 novembre 2004 pris en application de l’article 21 de la loi de défense sociale. Enfin, le tribunal correctionnel de Bruges ordonna l’internement du requérant par un jugement du 1er décembre 2005 pour des faits qualifiés d’extorsion et de port illégal d’arme. Un diagnostic de grave trouble de la personnalité fut posé incluant perversité, caractère antisocial, psychopathie et pédophilie d’opportunité avec un risque élevé de récidive.
30. Le requérant fut placé à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas. Il y a été détenu en continu depuis lors.
31. La CDS de Gand ordonna à intervalles réguliers le maintien du requérant à la prison de Merksplas dans l’attente de son transfèrement vers un établissement de haute sécurité.
32. Le 7 mars 2011, la CDS de Gand rejeta diverses demandes du requérant. Elle considéra qu’une visite des lieux n’était pas utile; qu’aucune institution n’avait accepté de prendre en charge le requérant compte tenu de la complexité de sa problématique et du peu de chances de succès d’une thérapie ; que compte tenu du refus du requérant de prendre toute forme de traitement médicamenteux, une pré-thérapie n’était pas possible en milieu pénitentiaire ; qu’il n’était pas possible de mettre le requérant en liberté compte tenu de la nécessité de protéger la société ; que tant le psychiatre de la prison que le service psycho-social étaient d’avis que le requérant devait être pris en charge dans un établissement avec un niveau de sécurité suffisant ; que cependant un tel établissement n’existait pas en Flandres mais qu’il était prévu qu’il soit opérationnel au plus tôt fin 2013 ; que compte tenu du contexte actuel d’un manque structurel de places dans des établissements à haute sécurité, l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas était l’endroit le plus indiqué pour apporter les soins nécessaires au requérant dans un milieu sécurisé. Par conséquent, la CDS conclut au maintien du requérant à la prison de Merksplas dans l’attente qu’un transfèrement vers un établissement de haute sécurité puisse être réalisé.
33. Le 14 avril 2011, la CSDS déclara l’appel du requérant recevable mais non fondé. Elle considéra qu’il n’y avait pas lieu d’effectuer une visite de l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas, que l’état de santé du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré et qu’il ne remplissait pas les conditions d’un reclassement. Aussi, la CSDS ne pouvait pas ordonner le transfèrement immédiat du requérant vers une institution psychiatrique adaptée tant qu’une preuve d’acceptation de prise en charge n’était pas fournie. Par ailleurs, elle estima que la détention d’une personne qui ne remplissait pas les conditions pour sa mise en liberté conditionnelle ou définitive n’emportait pas violation des articles 5 et 13 de la Convention.
34. Par un arrêt du 26 juillet 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle estima que le moyen invoqué par le requérant et tiré de la violation des articles 5 §§ 1 et 4 et 13 de la Convention était irrecevable dès lors que le requérant faisait référence à des faits et des décisions internes qui étaient étrangers à son propre dossier.
35. En parallèle, le requérant cita l’État devant le président du tribunal de première instance de Bruxelles, siégeant en référé, afin d’obtenir, sous peine d’astreinte, son placement dans un établissement approprié. Par un jugement du 11 mars 2010, le président du tribunal déclara sa demande non fondée. Ce jugement fut confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 12 février 2013. La cour d’appel considéra que le juge des référés n’était pas compétent pour décider du lieu de l’exécution d’une mesure d’internement et que cette compétence revenait à la CDS.
36. D’après les informations fournies au dossier, il n’apparaît pas que le requérant se soit pourvu en cassation contre ce dernier arrêt. Le requérant est toujours interné à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas.
E. Requête no 49863/12
37. Le requérant fut interné une première fois par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Gand du 18 mars 1987. Il fut libéré à l’essai à quatorze reprises et à chaque fois réincarcéré. Il fut une dernière fois mis en liberté conditionnelle le 24 juillet 2003.
38. Par un arrêt de la chambre du conseil du tribunal de première instance d’Anvers du 30 novembre 2004, le requérant fut interné une nouvelle fois pour des faits qualifiés d’homicide dans le but de faciliter un vol.
39. Le requérant fut placé à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas. Il y a été détenu depuis lors.
40. La CDS de Gand ordonna à intervalles réguliers le maintien du requérant à la prison de Merksplas jusqu’à ce qu’une possibilité de reclassement dans un établissement approprié soit trouvée.
41. Le 18 avril 2011, la CDS de Gand rejeta les demandes de permission de sortie du requérant et ordonna son maintien à Merksplas jusqu’à ce qu’une prise en charge dans un établissement de haute sécurité soit possible. La CDS considéra que l’état de santé mentale du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré ; qu’il avait déjà eu quatorze chances dans la forme de libérations à l’essai par le passé et qu’il avait à chaque fois laissé passer sa chance ; que le requérant fut considéré comme une personne avec un haut risque de récidive à la suite d’une évaluation des risques (risicotaxatie) effectuée en 2006 et que les conditions d’un reclassement n’étaient pas réunies.
42. Le 30 juin 2011, la CSDS confirma la décision de la CDS, considérant que l’état de santé du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré et qu’il ne remplissait pas les conditions d’un reclassement. Aussi, la CSDS ne pouvait pas ordonner le transfèrement du requérant vers une institution psychiatrique adaptée tant qu’une preuve d’acceptation de prise en charge n’était pas fournie. Par ailleurs, elle estima que la détention d’une personne qui ne remplissait pas les conditions pour sa mise en liberté n’emportait pas violation de l’article 5 de la Convention.
43. Par un arrêt du 20 décembre 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle estima qu’il n’y avait pas lieu de poser à la Cour constitutionnelle certaines questions préjudicielles proposées par le requérant, et elle considéra que la CSDS avait légalement justifié sa décision selon laquelle le requérant ne pouvait pas être mis en liberté. Le fait qu’un traitement inadapté pouvait constituer une violation de l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention ne suffisait pas à justifier la mise en liberté du requérant si la société s’en trouvait mise en danger. En outre, la décision de la CDS refusant d’ordonner le placement du requérant dans un établissement désigné n’était pas une décision susceptible d’un pourvoi en cassation.
44. Au moment des dernières informations fournies au dossier, le 3 mars 2014, le requérant était détenu au centre médical de la prison de Bruges en raison de son état de santé physique, dans l’attente qu’il puisse réintégrer la prison de Merksplas ou qu’une prise en charge dans un établissement de haute sécurité soit possible. Le requérant est considéré par le psychiatre de la prison comme étant d’une intelligence très faible, ayant les caractéristiques d’un psychopathe, dépendant à l’alcool et faisant preuve d’un manque total de responsabilité ou de conscience.
F. Requête no 70761/12
45. Par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers du 24 juin 1986, le requérant fut interné pour des faits qualifiés de coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Une deuxième mesure d’internement fut prononcée par le tribunal correctionnel de Turnhout le 27 novembre 1990.
46. Le requérant fut placé à l’aile psychiatrique de la prison de Turnhout. Il y a été détenu en continu depuis lors.
47. La CDS de Turnhout ordonna à intervalles réguliers le maintien du requérant à la prison de Turnhout. À quelques reprises, une évaluation des risques (risicotaxatie) fut organisée.
48. Le 8 septembre 2011, la CDS de Turnhout ordonna une nouvelle fois le maintien du requérant à l’aile psychiatrique de la prison de Turnhout compte tenu du fait que son état de santé mentale ne s’était pas suffisamment amélioré et qu’une réinsertion présentant les garanties suffisantes pour la société n’était pas envisageable.
49. Le 13 octobre 2011, la CSDS confirma la décision de la CDS, considérant que l’état de santé du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré et qu’il ne remplissait pas les conditions d’un reclassement. Aussi, il n’y avait pas de raison d’ordonner une visite de l’aile psychiatrique de la prison de Turnhout. En outre, elle estima que la détention d’une personne qui ne remplissait pas les conditions pour sa mise en liberté n’emportait pas violation des articles 5 et 13 de la Convention.
50. Par un arrêt du 6 mars 2012, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle estima qu’il n’y avait pas lieu de poser à la Cour constitutionnelle certaines questions préjudicielles proposées par le requérant, et elle considéra que la CSDS avait légalement justifié sa décision selon laquelle le requérant ne pouvait pas être mis en liberté. Le fait qu’un traitement inadapté pouvait constituer une violation de l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention ne suffisait pas à justifier la mise en liberté du requérant si la société s’en trouvait mise en danger. En outre, la décision de la CDS refusant d’ordonner le placement du requérant dans un établissement désigné n’était pas une décision susceptible d’appel ou d’un pourvoi en cassation.
51. Au moment des dernières informations fournies au dossier, le 3 mars 2014, le requérant était toujours détenu à l’aile psychiatrique de la prison de Turnhout. Le requérant est considéré par le psychiatre de la prison comme étant marqué d’un trouble de la personnalité antisocial qui s’approche de la EN DROIT
I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
54. Compte tenu de la similitude des requêtes quant aux faits et aux problèmes de fond qu’elles posent, la Cour estime nécessaire de les joindre et décide de les examiner conjointement en un seul arrêt.
II. SUR L’EXCEPTION D’IRRECEVABILITÉ SOULEVÉE PAR LE GOUVERNEMENT
55. Le Gouvernement soulève pour ces six requêtes la même exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes que dans les affaires Claes (précité, §§ 73-75), Oukili c. Belgique (no 43663/09, § 28, 9 janvier 2014), Moreels c. Belgique (no 43717/09, § 28, 9 janvier 2014), Gelaude c. Belgique (no 43733/09, § 25, 9 janvier 2014) et Saadouni c. Belgique (no 50658/09, § 36, 9 janvier 2014). Le Gouvernement reproche aux requérants de ne pas avoir introduit une procédure devant le juge judiciaire (requêtes nos 49484/11, 49863/12 et 70761/12) ou de ne pas avoir poursuivi une telle procédure jusqu’à la Cour de cassation avant de saisir la Cour (requêtes nos 53703/11, 4710/12 et 15969/12).
56. La Cour constate que les requérants ont tous mené à terme la procédure devant les organes compétents en vertu de la loi de défense sociale pour contrôler la légalité de leur internement et ordonner, s’il y a lieu, leur mise en liberté ou leur transfèrement dans un établissement approprié. Après la décision négative de la CDS, ils ont formulé leurs griefs devant la CSDS, puis devant la Cour de cassation qui a rejeté leurs pourvois.
57. Pour les mêmes raisons que celles développées dans les affaires précitées (Claes, §§ 79-83, Oukili, §§ 29-33, Moreels, §§ 29-33, Gelaude, §§ 26-30, et Saadouni, §§ 37-41), la Cour estime qu’il ne saurait être reproché aux requérants de ne pas avoir, en plus du recours devant les instances de défense sociale, épuisé le recours devant les cours et tribunaux de l’ordre judiciaire. Par conséquent, il y a lieu de rejeter l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.
58. Par ailleurs, la Cour constate que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elles ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
59. Les requérants estiment qu’ils sont détenus dans des conditions qui ne sont pas adaptées à leur état de santé mentale et que le délai raisonnable pour leur placement dans un lieu approprié a été dépassé. Ils invoquent la violation de l’article 5 § 1 de la Convention, dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;
(...) »
60. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Principes généraux
61. La Cour a rappelé dans les quatre arrêts mentionnés au paragraphe 53 les principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 5 § 1 de la Convention et qui lui permettent d’évaluer la régularité de la privation de liberté et du maintien en détention d’une personne atteinte de troubles mentaux (L.B., §§ 91-94, Claes, §§ 112- 115, Dufoort, §§ 76, 77 et 79, et Swennen, §§ 69-72, et les références qui y sont citées). Elle y renvoie pour les besoins des présentes requêtes.
B. Application aux cas d’espèce
62. La Cour observe que l’internement des requérants a été ordonné par les juridictions internes en application de la loi de défense sociale. Ainsi, la Cour estime que la détention subie par les requérants relève de l’article 5 § 1 e) de la Convention pour autant qu’il concerne la détention des aliénés.
63. La Cour note qu’il n’est pas contesté que l’internement des requérants a été décidé « selon les voies légales » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention ni que les conditions énoncées dans sa jurisprudence relative à l’article 5 § 1 e) pour qualifier les requérants d’« aliénés » et maintenir leur privation de liberté sont réunies en l’espèce (Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 39, série A no 33, et plus récemment rappelées dans l’arrêt Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 145, CEDH 2012).
64. La question qu’il est demandé à la Cour de trancher en l’espèce est celle de savoir si, conformément à sa jurisprudence, la détention des requérants a lieu dans un établissement approprié.
65. À cet égard, la Cour constate que les requérants sont tous internés dans les ailes psychiatriques de prisons ordinaires depuis de nombreuses années. Certains d’entre eux n’ont jamais fait l’objet d’une mise en liberté à l’essai ou définitive depuis leur incarcération (requêtes nos 49484/11, 15969/12 et 70761/12), d’autres ont fait l’objet d’une ou de plusieurs mises en liberté à l’essai et ont, à chaque fois, été réincarcérés (requêtes nos 53703/11 et 49863/12). Néanmoins, ils n’ont pas fait l’objet d’une mise en liberté définitive et leur statut n’a pas changé. La Cour a déjà considéré que dans pareil cas les périodes d’internement consécutives doivent être considérées comme un tout (voir, par exemple, Van Meroye, précité, § 74). Le requérant dans l’affaire no 4710/12 a fait l’objet d’une mise en liberté définitive le 2 mars 2001, mais il fut réincarcéré le 7 juillet 2006 et n’a pas été mis en liberté depuis lors. Dans son cas, c’est donc la période depuis sa réincarcération en 2006 qui doit être prise en compte. Les dates depuis lesquelles les requérants sont internés sans avoir fait l’objet d’une mise en liberté définitive sont détaillées en annexe au présent arrêt.
66. La Cour rappelle que dans l’affaire L.B. (précitée), elle a conclu à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention au motif que la détention du requérant, déclaré pénalement irresponsable de ses actes, pendant sept ans dans une aile psychiatrique de prison reconnue comme étant inadaptée à ses besoins, avait eu pour effet de rompre le lien entre le but de la détention et les conditions dans lesquelles elle a eu lieu (§§ 101-102). La Cour est parvenue à la même conclusion dans les affaires Claes (précité, §§ 120-121), Dufoort (précité, §§ 90-91) et Swennen (précité, §§ 82-83), ainsi que dans les affaires Van Meroye (précité, §§ 85-86), Oukili (précité, §§ 55-56), Caryn c. Belgique (no 43687/09, §§ 44-45, 9 janvier 2014), Moreels (précité, §§ 58-59), Gelaude (précité, §§ 53-54), Saadouni (précité, §§ 64- 65), Lankester c. Belgique (no 22283/10, §§ 95-96, 9 janvier 2014) et Plaisier c. Belgique (no 28785/11, §§ 56-57, 9 janvier 2014).
67. Aucun élément du dossier des requérants ni de l’argumentation du Gouvernement ne convainc la Cour que les requérants aient été dans une situation différente de celle des requérants dans les affaires précitées. Il en va par ailleurs de même pour de nombreux autres internés qui se trouvent dans une aile psychiatrique de prison dans l’attente d’un transfert dans un établissement de défense sociale ou un établissement privé et qui se trouvent privés des soins thérapeutiques pouvant contribuer à une réintégration fructueuse dans la vie sociale.
68. En conclusion, la Cour considère que l’internement des requérants dans un lieu inadapté à leur état de santé mentale depuis de nombreuses années a rompu le lien requis par l’article 5 § 1 e) entre le but de la détention – à savoir non seulement la sécurité de la société mais aussi le traitement des requérants (voir paragraphe 5, ci-dessus) – et les conditions dans lesquelles cette détention a lieu.
69. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
70. Les requérants dénoncent une violation des articles 5 § 4 et 13 de la Convention. Ils soutiennent qu’ils n’ont pas bénéficié d’un recours effectif pour faire valoir le caractère inapproprié de leur lieu de détention.
71. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 constitue une lex specialis par rapport aux exigences plus générales de l’article 13 (A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 202, CEDH 2009). Elle considère dès lors que ce grief doit être examiné uniquement sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
A. Principes généraux
72. La Cour rappelle que, dans les affaires Claes et Dufoort précitées, elle a résumé les principes généraux relatifs à l’article 5 § 4 de la Convention en ce qu’il s’applique en cas d’internement de personnes souffrant de troubles mentaux (§§ 126-129 et §§ 97-101, respectivement). Elle y renvoie pour les besoins des présentes requêtes.
B. Application aux cas d’espèce
73. La Cour a déjà examiné les voies de recours dont disposaient les requérants pour établir la réalité de leurs conditions de détention et le caractère inapproprié des ailes psychiatriques au regard de l’article 5 § 4 de la Convention (Claes, précité, §§ 133-134, et Dufoort, précité, §§ 106-107).
74. S’agissant de la procédure devant les instances de défense sociale, la Cour avait estimé que, si la loi de défense sociale investit les instances de défense sociale de la compétence d’ordonner le transfèrement dans un autre établissement, elle ne leur accorde en revanche pas la compétence d’imposer à des établissements extérieurs d’accepter un interné. L’exercice de ladite compétence était donc tributaire de l’admission des requérants dans un des établissements spécialisés (par exemple, Oukili, précité, § 67).
75. La Cour avait conclu qu’il en résultait un sérieux problème en ce qui concerne l’effectivité des recours devant les instances de défense sociale. Ces dernières étaient en effet empêchées de facto d’effectuer un contrôle assez ample pour s’étendre à l’une des conditions indispensables à la « légalité » de la détention des requérants au sens de l’article 5 § 1 e), à savoir le caractère approprié du lieu de détention, et de jure de redresser la violation alléguée par les requérants (voir, par exemple, Claes, précité, § 133, et Oukili, précité, § 68).
76. Aucun élément du dossier des requérants ni de l’argumentation du Gouvernement ne convainc la Cour que les requérants aient été dans une situation différente de celle des requérants dans les affaires précitées.
77. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
78. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
79. Se référant au montant octroyé par la Cour dans les affaires similaires, les requérants réclament chacun 15 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi.
80. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour. S’agissant de la requête no 53703/11, le Gouvernement est toutefois d’avis que la situation du requérant n’appelle aucune compensation et que, s’il y avait néanmoins lieu de lui accorder une satisfaction équitable sous forme d’une somme d’argent, il ne pourrait être question que d’un montant symbolique.
81. Statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 15 000 EUR au titre du préjudice moral (voir, parmi d’autres, Van Meroye, précité, § 114, et Oukili, précité, § 74).
82. De plus, la Cour est d’avis qu’en l’espèce, le transfèrement des requérants dans un établissement approprié à leurs besoins constitue la manière adéquate de redresser les violations constatées (voir, parmi d’autres, Van Meroye, précité, § 115, et Oukili, précité, § 75).
B. Frais et dépens
83. Les requérants n’ont présenté aucune demande pour les frais et dépens engagés par eux devant les juridictions internes et devant la Cour. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre.
C. Intérêts moratoires
84. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare les requêtes recevables ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants, dans les trois mois, la somme de 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 février 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Abel Campos Nebojša Vučinić Greffier adjoint Président