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Cour Administrative d'Appel de Paris, 9 juin 1998, Mme X

LA COUR ADMINISTRATIVE D'APPEL DE PARIS
(Formation plénière)

VU, enregistrée le 2 novembre 1995, la requête présentée pour Mme X, demeurant 67, boulevard de Valmy (92700) Colombes, par Me GARAY, avocat ; Mme X demande à la cour :

1°) d’annuler le jugement n° 92-18084/3 du 5 avril 1995, en tant que, par ce jugement, le tribunal administratif de Paris a rejeté ses conclusions tendant à ce que l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris soit condamnée à lui verser une somme de 100.000 F en réparation du préjudice que lui a causé la décision de pratiquer des transfusions sanguines sur son mari, M. X, malgré la volonté contraire exprimée par celui-ci ;

2°) de condamner l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris à lui verser cette somme ;
3°) de condamner l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris à lui verser la somme de 10.000 F au titre de l'article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;

Mme X soutient que son mari avait clairement exprimé la volonté de ne recevoir aucun produit sanguin, même en cas de péril pour sa vie ; que le fait d'avoir pratiqué une transfusion sanguine dans ces conditions constitue une violation du consentement éclairé de la victime et crée un préjudice moral, d'ailleurs admis en l'espèce par l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris ; que ce préjudice réside dans l'atteinte portée à l'inviolabilité de la personne humaine, reconnue à l'article 16-1 du code civil, ainsi qu'aux convictions religieuses ; que le caractère impératif du recours à la transfusion n'est, en outre, pas établi ; que le pronostic vital défavorable rendait, en tout état de cause, la transfusion inutile ; que lorsque le malade est dans l'impossibilité d'exprimer sa volonté, ses proches doivent être avertis ; que la pratique de la transfusion sanguine constitue une violation des articles 3 (traitements inhumains et dégradants), 5 (liberté individuelle) et 9 (liberté de conscience) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

VU le jugement attaqué ;

VU, enregistré au greffe le 9 avril 1996, le mémoire présenté pour l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris, par Me FOUSSARD, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation ; l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris demande le rejet de la requête et la condamnation de Mme X au paiement d’une somme de 10.000 F au titre de l'article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ; l'établissement public soutient que le recours à la transfusion, qui a d'ailleurs été évité aussi longtemps que possible, s'est imposé, comme l'expert l'a d’ailleurs reconnu, en raison notamment du degré atteint par l'anémie du patient et de la gravité de l'affection qui motivait les soins hospitaliers ; qu’aucune alternative n'étant possible et la vie du malade étant en jeu, le non-respect de la volonté du malade s'est en l'espèce trouvé légitimé ; qu'enfin, la requérante n'a subi aucun préjudice indemnisable ;

VU, enregistrés les 24 avril 1996 et 21 avril 1998, les mémoires présentés pour Mme X, tendant aux mêmes fins que la requête par les mêmes moyens et, en outre, par le motif que le nouvel article L. 16-3 du code civil s'oppose à ce que quiconque puisse faire l'objet d'un acte médical contre sa volonté ;

VU les autres pièces du dossier ;
VU la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
VU le code civil ;
VU le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
VU la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
VU le décret n° 79-506 du 28 juin 1979 ;
VU la loi n° 94-653 du 29 juillet 1994 ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 26 mai 1998 :

- le rapport de M. SIMONI, président,
- les observations de Me GARAY, avocat, pour Mme X,
- et les conclusions de Mme HEERS, commissaire du Gouvernement ;

Considérant que M. X, hospitalisé le 2 janvier 1991 au centre chirurgical de l'Ouest à la Garenne-Colombes en raison d'une insuffisance rénale aiguë causée par un syndrome pneumo-rénal dit de Goodpasture, fut transféré en urgence le 22 janvier 1991 à un hôpital de l'AP-HP à la suite de l'aggravation de son état ; que, peu après son admission dans cet établissement, des anomalies biologiques des facteurs de coagulation sanguins ayant été constatées, des transfusions sanguines furent pratiquées sur le patient durant la période du 28 janvier au 6 février 1991, date de son décès ;

Considérant que Mme X, épouse du défunt, agissant en son nom propre et au nom de ses enfants mineurs, demande la condamnation de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris à l'indemniser du préjudice moral qu'elle estime avoir subi, non en raison de fautes médicales proprement dites, mais de la faute qu'aurait commise le centre hospitalier en administrant des produits sanguins à M. X contre la volonté qu'en sa qualité de témoin de Jéhovah, celui-ci avait expressément manifestée dans une lettre du 12 janvier 1991, dépourvue de toute ambiguïté et qui, versée au dossier médical de l'intéressé, a été portée à la connaissance des médecins hospitaliers, ainsi qu'il résulte du rapport de l'expertise ordonnée par l'arrêt de la cour en date du 1er décembre 1992 ;

Considérant, en premier lieu que l'obligation faite au médecin de toujours respecter la volonté du malade en état de l'exprimer, obligation énoncée à l'article 7 du décret du 28 juin 1979 portant code de déontologie médicale et ultérieurement reprise à l'article 36 du décret du 6 septembre 1995 modifiant le décret susmentionné, si elle puise son fondement dans les principes d'inviolabilité et d'intégrité du corps humain, ultérieurement retranscrits par le législateur aux articles 16-1 et 16-3 du code civil, n'en trouve pas moins sa limite dans l'obligation qu'a également le médecin, conformément à la finalité même de son activité, de protéger la santé, c'est-à-dire en dernier ressort, la vie elle-même de l'individu ;

Considérant que, par suite, ne saurait être qualifié de fautif le comportement de médecins qui, dans une situation d'urgence, lorsque le pronostic vital est en jeu et en l'absence d'alternative thérapeutique, pratiquent les actes indispensables à la survie du patient et proportionnés à son état, fût-ce en pleine connaissance de la volonté préalablement exprimée par celui-ci de les refuser pour quelque motif que ce soit ;

Considérant qu'il résulte de l'instruction et notamment du rapport de l'expert qu'en raison de la gravité de l'affection dont souffrait M. X et du degré d’anémie qu'il présentait le recours aux transfusions sanguines, évité aussi longtemps que possible dans le souci de respecter sa volonté, s'est imposé, faute de thérapeutique alternative, comme le seul moyen susceptible de sauvegarder la vie du malade ; qu'ainsi, ce recours n'a présenté aucun caractère fautif, alors même qu'il est intervenu contre le gré du patient et dans des circonstances rendant le pronostic vital particulièrement défavorable ;

Considérant, en deuxième lieu, que Mme X soutient que l'hôpital aurait méconnu les dispositions des articles 3, 5 et 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; que la transfusion sanguine dont a fait l'objet M. X ne saurait constituer ni un traitement inhumain ou dégradant au sens des dispositions de l'article 3 de ce texte, ni une privation du droit à la liberté dont l'article 5 garantit la protection ; qu'enfin, si la thérapeutique mise en oeuvre a pu, en l'espèce, eu égard à la qualité de témoin de Jéhovah de l'intéressé, constituer une atteinte à la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, mentionnée à l'article 9 de la convention, cette circonstance n'est nullement constitutive d'une violation de cette disposition, dès lors qu'elle résulte, ainsi qu'il a été dit ci-dessus, du respect par le médecin de l'obligation de protection de la santé et donc, en dernier ressort, de la vie qui s'impose à lui ;

Considérant, en troisième lieu, que la nécessité, pour les médecins, d'informer la famille du malade en cas de recours à un traitement non envisagé, ne concerne que les hypothèses où, contrairement au cas de l'espèce, le malade n'est pas en mesure d'exprimer lui-même sa volonté ;

Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ce qui précède que la requérante n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté les conclusions de sa demande tendant au versement d'une indemnité au motif que l'administration de produits sanguins à M. X aurait constitué une faute ;

Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel :

Considérant que ces dispositions font obstacle à ce que l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris, qui dans la présente instance n'est pas la partie perdante, soit condamnée au versement de la somme réclamée par Mme X au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ; que, dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de faire droit à la demande présentée par l'Assistance publique -Hôpitaux de Paris sur le même fondement ;

DECIDE :

Article 1er : La requête de Mme X est rejetée.

Article 2: Le présent arrêt sera notifié à Mme X, à l'Assistance publique -Hôpitaux de Paris et au ministre de l'emploi et de la solidarité (secrétaire d'Etat à la santé). Copie en sera adressée à MM. les professeurs Vildé et Régnier, experts, et au président du Conseil national de l'ordre des médecins.

Délibéré à l’audience du 26 mai 1998 où siégeaient :

Le président de la formation de jugements M. RACINE, président de la cour,
Le rapporteur, M. SIMONI, président,
Les assesseurs, Mme LEFOULON, M. DUVILLARD et M. ROUVIERE, présidents de chambre,
Mme CAMGUILHEM et M. GIRO, présidents.

PRONONCE A PARIS, EN AUDIENCE PUBLIQUE, LE 9 juin 1998.

Le Président, Le Rapporteur

P. F. RACINE B. SIMONI

Le Greffier,

C. MERITTE

La République mande et ordonne au ministre de l'emploi et de la solidarité, en ce qui le concerne et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution du présent arrêt.