Par cette décision, la Haute juridiction administrative amorce la reconnaissance d’un préjudice moral du patient en cas de défaut d’information préalable à une intervention médicale et se rapproche ainsi de la jurisprudence de la Cour de cassation. En l’espèce, un patient a subi en 2002 une ablation d’une tumeur rectale au sein d’un centre hospitalier régional et universitaire (CHRU) et qui s’est ensuivi de plusieurs complications. Le Conseil d’Etat relève que l’établissement de santé n’établissait pas que le patient avait été informé au préalable que cette intervention impliquait le recours à une poche d’iléostomie et qu’elle comportait des risques de complications graves comprenant, notamment une atteinte probable des fonctions sexuelles. Il souligne également que la cour administrative d’appel avait souverainement retenu qu’au regard du rapport de l’expert, « l’intervention était impérieusement requise pour extraire la tumeur » et que cela justifiait « l'affirmation de la cour selon laquelle le manquement des médecins à leur obligation d'information n'a pas, dans les circonstances de l'espèce, fait perdre à l'intéressé une chance de refuser l'intervention et d'échapper ainsi à ses conséquences dommageables ». Toutefois, le Conseil d’Etat considère dans un attendu de principe que « qu'indépendamment de la perte d'une chance de refuser l'intervention, le manquement des médecins à leur obligation d'informer le patient des risques courus ouvre pour l'intéressé, lorsque ces risques se réalisent, le droit d'obtenir réparation des troubles qu'il a pu subir du fait qu'il n'a pas pu se préparer à cette éventualité, notamment en prenant certaines dispositions personnelles ». |
Conseil d'État
N° 350426
Publié au recueil Lebon
5ème et 4ème sous-sections réunies
M. Edmond Honorat, président
M. Gérald Bégranger, rapporteur
Mme Sophie-Justine Lieber, rapporteur public
SCP ROGER, SEVAUX ; LE PRADO, avocats
lecture du mercredi 10 octobre 2012
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu le pourvoi, enregistré le 27 juin 2011 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présenté pour M. X et Mme Y, demeurant (... ); M. X et Mme Y demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler l'arrêt n° 09DA01160 du 16 novembre 2010 par lequel la cour administrative d'appel de Douai a rejeté leur appel contre le jugement n° 0603124 du 9 juillet 2009 du tribunal administratif de Rouen rejetant leur demande tendant à ce que le centre hospitalier régional et universitaire de Rouen soit condamné à leur verser la somme de 23 576 euros en réparation de leurs préjudices résultant des soins dispensés à M. X dans cet établissement hospitalier ;
2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à leur appel ;
3°) de mettre à la charge du centre hospitalier régional et universitaire de Rouen la somme de 3 000 euros à verser à la SCP Alain-François-Roger et Anne Sevaux, leur avocat, au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code de la santé publique ;
Vu la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Gérald Bégranger, Maître des Requêtes en service extraordinaire,
- les observations de la SCP Roger, Sevaux, avocat de M. X, et de Mme Y, et de Me Le Prado, avocat du centre hospitalier régional et universitaire de Rouen ;
- les conclusions de Mme Sophie-Justine Lieber, rapporteur public ;
La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Roger, Sevaux, avocat de M. X, et de Mme Y, et à Me Le Prado, avocat du centre hospitalier régional et universitaire de Rouen ;
1. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. X a subi le 1er mars 2002 au centre hospitalier régional et universitaire de Rouen une intervention chirurgicale rendue nécessaire par la découverte d'une tumeur rectale ; qu'un abcès périnéal et une fistule sont apparus huit jours après l'opération ; que la fistule a été traitée sans succès par des soins locaux et quatre injections de colle biologique jusqu'au début du mois de juillet 2003 ; que, le 24 juillet 2003, M. X a subi à l'hôpital (...) à Paris une intervention chirurgicale qui a permis la consolidation de son état de santé ; que M. X et Mme Y ont recherché la responsabilité du centre hospitalier régional et universitaire de Rouen devant le tribunal administratif de Rouen, qui a rejeté leur demande par un jugement du 9 juillet 2009 ; qu'ils se pourvoient en cassation contre l'arrêt du 16 novembre 2010 par lequel la cour administrative d'appel de Douai a confirmé ce jugement ;
Sur la responsabilité du centre hospitalier régional et universitaire de Rouen au titre d'un manquement à l'obligation d'information :
2. Considérant que, lorsque l'acte médical envisagé, même accompli conformément aux règles de l'art, comporte des risques connus de décès ou d'invalidité, le patient doit en être informé dans des conditions qui permettent de recueillir son consentement éclairé ; que, si cette information n'est pas requise en cas d'urgence, d'impossibilité ou de refus du patient d'être informé, la seule circonstance que les risques ne se réalisent qu'exceptionnellement ne dispense pas les médecins de leur obligation ;
3. Considérant qu'un manquement des médecins à leur obligation d'information engage la responsabilité de l'hôpital dans la mesure où il a privé le patient d'une chance de se soustraire au risque lié à l'intervention en refusant qu'elle soit pratiquée ; que c'est seulement dans le cas où l'intervention était impérieusement requise, en sorte que le patient ne disposait d'aucune possibilité raisonnable de refus, que les juges du fond peuvent nier l'existence d'une perte de chance ;
4. Considérant que la cour administrative d'appel a jugé que le centre hospitalier régional et universitaire de Rouen n'établissait pas que M. X avait été informé, avant l'opération chirurgicale du 1er mars 2002, que cette intervention impliquait le recours à une poche d'iléostomie et qu'elle comportait des risques de complications graves comprenant, notamment, une atteinte probable des fonctions sexuelles ; qu'elle a toutefois retenu qu'il ressortait tant du compte rendu faisant suite à l'examen par coloscopie réalisé le 28 janvier 2002 que du rapport de l'expert que cette intervention était impérieusement requise pour extraire la tumeur dont M. X était porteur ; que ce motif, exempt de dénaturation, justifie l'affirmation de la cour selon laquelle le manquement des médecins à leur obligation d'information n'a pas, dans les circonstances de l'espèce, fait perdre à l'intéressé une chance de refuser l'intervention et d'échapper ainsi à ses conséquences dommageables ; que si l'arrêt énonce que " par ailleurs, (M. X) ne justifie, ni même n'allègue, qu'il aurait renoncé à cette intervention s'il avait été informé des risques qu'elle comportait ", ce motif, qui par lui-même n'était pas de nature à justifier le rejet des conclusions de l'intéressé, présente un caractère surabondant en sorte que l'erreur de droit que la cour a commise en le faisant figurer dans son arrêt ne justifie pas la cassation demandée ;
5. Considérant qu'indépendamment de la perte d'une chance de refuser l'intervention, le manquement des médecins à leur obligation d'informer le patient des risques courus ouvre pour l'intéressé, lorsque ces risques se réalisent, le droit d'obtenir réparation des troubles qu'il a pu subir du fait qu'il n'a pas pu se préparer à cette éventualité, notamment en prenant certaines dispositions personnelles ; que, toutefois, devant les juges du fond, M. X n'a pas invoqué un tel préjudice, dont il lui aurait appartenu d'établir la réalité et l'ampleur ; que, contrairement à ce qu'il soutient, la cour administrative d'appel n'a pas commis d'erreur de droit en ne déduisant pas de la seule circonstance que son droit d'être informé des risques de l'intervention avait été méconnu, l'existence d'un préjudice lui ouvrant droit à réparation ;
Sur la responsabilité du centre hospitalier régional et universitaire de Rouen au titre d'une faute médicale :
6. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, selon l'expert désigné par le président du tribunal administratif, l'échec du traitement par injection de colle biologique pratiqué de manière répétée sur une période de neuf mois devait faire envisager une reprise chirurgicale dès le mois de décembre 2002 et que la poursuite au-delà du 1er janvier 2003 de ce traitement inefficace avait entraîné un retard thérapeutique ; que l'expert relevait que les médecins n'avaient pas proposé de reprise chirurgicale ni demandé un avis complémentaire dans un service spécialisé ; qu'il ressortait également du dossier que l'intervention n'avait été pratiquée avec succès, le 23 juillet 2003, à l'hôpital (...) à Paris que parce que le patient avait pris l'initiative d'y consulter ; qu'eu égard à ces éléments, et alors même que le chirurgien ayant assuré le suivi post-opératoire de M. X au centre hospitalier régional et universitaire de Rouen avait affirmé, dans une lettre du 7 octobre 2004, que l'intéressé avait subi une perte de poids qui " pouvait être délétère dans une nouvelle intervention chirurgicale ", la cour administrative d'appel a entaché son arrêt d'une erreur de qualification juridique des faits en retenant que le choix thérapeutique consistant à effectuer deux tentatives supplémentaires de traitement par injection de colle durant le premier semestre 2003 ne présentait pas un caractère fautif ;
7. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que l'arrêt attaqué doit être annulé en tant qu'il rejette les conclusions de M. X et de Mme Y tendant à l'annulation du jugement du tribunal administratif de Rouen du 9 juillet 2009 en tant qu'il rejette leur demande de réparation des conséquences d'une faute médicale commise dans le traitement des complications de l'intervention pratiquée le 1er mars 2002 ;
Sur les conclusions présentées par la SCP Alain-François-Roger et Anne Sevaux, avocat de M. X et de Mme Y, au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 :
8. Considérant que M. X et Mme Y ont obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle ; que, par suite, leur avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 ; qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que la SCP Alain-François-Roger et Anne Sevaux, avocat de Mme X et de Mme Y, renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de mettre à la charge du centre hospitalier régional et universitaire de Rouen la somme de 3 000 euros à verser à la SCP Alain-François-Roger et Anne Sevaux ;
D E C I D E :
--------------
Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Douai du 16 novembre 2010 est annulé en tant qu'il rejette les conclusions de M. X et de Mme Y tendant à l'annulation du jugement du tribunal administratif de Rouen du 9 juillet 2009 en tant qu'il rejette leur demande de réparation des conséquences d'une faute médicale commise dans le traitement des complications de l'intervention pratiquée le 1er mars 2002.
Article 2 : L'affaire est renvoyée dans la limite de la cassation ainsi prononcée à la cour administrative d'appel de Douai.
Article 3 : Le centre hospitalier régional et universitaire de Rouen versera à la SCP Alain-François-Roger et Anne Sevaux, avocat de M. X et de Mme Y, une somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que cette société renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 4 : Le surplus des conclusions du pourvoi est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. X, à Mme Y et au centre hospitalier régional et universitaire de Rouen.
Copie en sera adressée pour information au régime social des indépendants de Haute-Normandie.